Monrovia, Indiana

Les salles françaises étaient orphelines de Frederick Wiseman en 2018, mais voilà qu’il revient fin Avril. Parce que tant que Frederick Wiseman filmera, nous aurons grand plaisir à voir ses films et à en parler. Il n’y a rien de comparable à la carrière du cinéaste, indéniablement parmi les plus grands cinéastes de documentaires. MONROVIA, INDIANA est dans la lignée de certains de ses films les plus incisifs et intimes. Il est dans la lignée de TITICUT FOLLIES, de JUVENILE COURT, et surtout de PUBLIC HOUSING et de IN JACKSON HEIGHTS, pour ne citer que ceux-ci. Le cinéaste retourne filmer le mode de vie quotidien des américain-e-s dans une époque contemporaine. Wiseman ne fait jamais le même film, car ils appartiennent tous à une époque différente, ils sont tous échos d’un environnement et d’un contexte unique. Ainsi, MONROVIA, INDIANA est une exploration dans un village de 1400 habitants, en plein cœur de l’Amérique profonde des électeurs de Donald Trump. Mais le président n’est jamais mentionné, ni même suggéré, et encore moins montré. Wiseman capture un quotidien, un mode de vie propre au village de Monrovia. Et dès le début du film, avec ces trois minutes de plans extérieurs (champs, routes, façades d’habitations, etc), nous savons déjà que nous sommes dans un film de Wiseman.

Nous sommes donc devant une nouvelle expérience très particulière, où il faut oublier toute structure narrative et toute forme de fiction. Le cinéaste continue dans les méthodes qui lui sont chères et qui font de lui un génie du montage. Son regard tentaculaire s’applique également à Monrovia, où la caméra va à la fois dans un lycée, dans un salon de coiffure, dans des cafés, dans des restaurants, dans des terres agricoles, dans les réunions de commissions, dans un cabinet vétérinaire (qui offre l’une des scènes les plus marquantes du cinéma de Wiseman), etc… Tout le village et toute la vie qui la compose passe à la caméra de Wiseman, qui s’immisce dans les moindres détails. Une méthode d’observation et d’écoute, pour un cinéma direct qui n’oublie pas la dimension impressionniste. Parce que Wiseman n’est pas si objectif qu’on pourrait le croire. Il est objectif quand il filme, avec plus de cent heures de contenu. Chaque scène est objective si l’on les séparent toutes, grâce à la distance que prend le cinéaste. C’est au montage que le cinéaste construit son regard (et non un discours, et encore moins une narration). Les parcours tentaculaires de Frederick Wiseman n’ont jamais de logique avant d’arriver sur le grand écran, car toute la logique de ces images finit par devenir cinématographique. C’est le cinéma qui justifie les observations du cinéaste, c’est grâce au cinéma que ces paroles et tous ces quotidiens prennent une signification et de l’ampleur.

Dans MONROVIA, INDIANA, Wiseman semble filmer tout ce qui compose la vie rurale. Mais filmer cette composition n’a rien de futile ni d’éphémère dans le cinéma de Wiseman. Et lorsqu’il observe des personnes dans leur vie quotidienne (comme dans PUBLIC HOUSING, dans CENTRAL PARK, dans TITICUT FOLLIES, dans IN JACKSON HEIGHTS, et même dans AT BERKELEY, etc…), c’est parce que ce quotidien aux premiers abords anecdotique devient l’essence même d’une existence. Frederick Wiseman filme une population oubliée, dans ce qu’elle a de plus terre-à-terre, pour en créer un ensemble à la fois dramatique et poétique. Et ce qui permet d’éviter le caractère « carte postale » de Monrovia, c’est bien ce contraste entre le drame et la poésie, entre le terre-à-terre et la spiritualité : ce sont les présences et les existences des personnes filmées qui donnent un sens à ce quotidien. Ce drame est porté par une méditation, avec les plans fixes et contemplatifs de Wiseman, où les habitant-e-s de Monrovia participent et questionnent le mode de vie du village. Entre question d’identité, rapport à autrui, conclusions des décisions du passé, accès aux services publics, se nourrir (fabuleuse scène dans un supermarché, ennuyeuse car faire ses courses est un acte ennuyeux), le documentaire plonge pleinement dans les questions de besoins vitaux et basiques. Car à Monrovia, tout est naturel et autosuffisant, tout est rapporté à une existence prédéfinie (en opposition avec les espaces filmés dans IN JACKSON HEIGHTS) avec la place spirituelle qui surplombe ces existences.

Le film réussit à mettre en miroir deux entités : « les choses comme elles sont » et « les choses comme elles pourraient être », entre l’envie et la peur du progrès. Parce qu’au-delà de ces existences qui créent les dimensions dramatique et poétique des images, la seule ouverture possible est celle qui a un rapport avec la spiritualité et la mort. Il faut absolument découvrir comment le premier plan et le dernier plan se rejoignent par une question sur l’existence. Parce que dans MONROVIA, INDIANA, la seule ouverture vers l’extérieur est la relation avec un Dieu et la certitude de le rejoindre après la mort. Cette connexion avec la spiritualité est présentée comme la seule manière de s’échapper et de sortir de cette existence autosuffisante, naturelle. Au-delà de Monrovia, il n’y aurait donc que le voyage spirituel et vers le Paradis. Il faut voir et entendre comment les villes voisines sont présentées comme un facteur de peur (ce débat autour d’un futur lotissement et d’une bretelle routière deviennent l’écho d’un débat patriotique). Monrovia est donc composée d’une vie fermée sur la ville, la parole et les attitudes ne concernent que la ville, rien et personne n’en sortent.

Frederick Wiseman observe et nous offre à voir quelque chose de l’ordre de l’énigmatique, de l’étrangeté. Retournant complètement le mythe de l’Amérique profonde (on en revient à reconsidérer le documentaire AMERICA de Claus Drexel), MONROVIA, INDIANA est un film comme hanté par plusieurs gestes et plusieures paroles, loin de vouloir composer un seul geste et une seule parole. L’Amérique profonde, et donc Monrovia, a ses images hantées par l’existence plurielle, par la nature brute, par l’organique, par le matérialisme, par la lumière, par le spirituel, par la manière de tout ramener à un quotidien de proximité. Le documentaire se nourrit des petites sensations du quotidien de ces personnages, il se nourrit de ce qui se rapporte à la répétition (les réunions de commissions, le supermarché, etc…) et ce qui se rapporte à l’instantané (des discussions dans un bar, une remise de médaille, etc…). Frederick Wiseman nourrit ici une forme de désolation et une vitalité, les deux cohabitant dans chaque image. En allant dans autant d’espaces différents et pourtant tous significatifs d’une existence aussi individuelle que commune, la caméra capte une énergie et une nostalgie qui disparaissent progressivement. Là où Wiseman réussit à créer une dimension dramatique et une dimension poétique à chaque image, c’est parce qu’il saisit une sensation funèbre. Le quotidien et les espaces semblent se vider, les existences sont alors remises au bon vouloir de la spiritualité et de l’autosuffisance. Wiseman observe à la fois l’absence d’une politique qui alimenterait leur quotidien au-delà de l’essentiel, et la présence de personnes qui dont la vie dépasse les questions politiques. Et quand on s’aperçoit du ton presque sinistre qui s’empare de nombreuses séquences, on peut avoir peur que MONROVIA, INDIANA ressemble à un film testament. Comme si le film global de Wiseman se dirige vers son grand final (celui qui se compose avec toutes les œuvres qu’il a réalisé, lui-même voyant sa filmographie comme un seul et même film), comme si Wiseman a fait le tour de l’observation des mouvements et des existences du monde. Espérons que le cinéaste continue à observer, et à nous en faire profiter, autant que possible.


MONROVIA, INDIANA
Réalisé par Frederick Wiseman
États-Unis
2h23
24 Avril 2019

5 / 5
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