Aquarius, brillant portrait nostalgique

Cannes 2016 / Compétition Officielle

Écrit et Réalisé par Kleber Mendonça Filho.
Avec Sonia Braga, Humberto Carrao, Zoraide Coleto, Maeve Jinkings, Buda Lira, Julia Bernat, Irandhir Santos, Rubens Santos, Pedro Queiroz, Daniel Porpino
Brésil.
140 minutes
Sortie le 28 Septembre 2016

Clara, la soixantaine, ancienne critique musicale, est née dans un milieu bourgeois de Recife, au Brésil. Elle vit dans un immeuble singulier, l’Aquarius construit dans les années 40, sur la très huppée Avenida Boa Viagem qui longe l’océan. Un important promoteur a racheté tous les appartements mais elle, se refuse à vendre le sien. Elle va rentrer en guerre froide avec la société immobilière qui la harcèle. Très perturbée par cette tension, elle repense à sa vie, son passé, ceux qu’elle aime.

Écouter Queen sous le soleil du Brésil, un bonheur qui ne peut pas se refuser. Surtout quand les bruits de Recife résonnent encore après le premier film du cinéaste. Après ma chronique élogieuse sur LES BRUITS DE RECIFE (2014), je vais perpétuer d’écrire mon admiration pour ce réalisateur. Ancien critique de cinéma, il est devenu en un film celui qui révolutionne le cinéma brésilien. Il n’y a qu’à remarquer dans les crédits de fin que Walter Salles a participé à la production de AQUARIUS. C’est bon, Kleber Mendonça Filho est important dans la culture brésilienne, il ne reste plus qu’à le partager à l’international.

Pour reprendre les mots de Christophe Beney (Accreds, notamment), AQUARIUS peut se voir comme « un spin-off » de LES BRUITS DE RECIFE. Ce qui rend ce film aussi important que le précédent, c’est le prolongement qu’effectue Kleber Mendonça Filho dans son exploration de la société brésilienne. Sous plusieurs intrigues et points de vue dans le premier long-métrage, ici il garde un unique point de vue et une seule histoire : celle de Clara, interprétrée par l’élégane et gracieuse Sonia Braga (grande actrice brésilienne des années 1970-80, maintenant consacrée à la télévision). Le cinéaste se concentre désormais sur un seul habitat, mais arrive encore à mélanger les genres. Ce n’est pas la peine d’essayer de ranger le film dans le drame, ou le thriller, ou le mélodrame, ou la comédie, ou l’horreur : il est tout ceci à la fois.

A l’instar de LES BRUITS DE RECIFE, Kleber Mendonça Filho débute son montage par des photographies en Noir & Blanc de Recife. Portrait géographique et social de sa ville, puis de son quartier. Là où le film précédent était une chronique de voisinage, AQUARIUS est une chronique personnelle s’alliant à une histoire d’héritage / de famille. Le chapitrage est un faux-semblant, voulant brouiller les pistes de la psychologie du personnage, tout comme LES BRUITS DE RECIFE alterne sans cesse ses points de vue sans jamais se rejoindre. Ici, les chapitres sont superflus parce qu’ils communiquent entre eux. Le portrait dressé par le cinéaste n’a pas de frontières, d’intervalles temporelles : le film peut parler de tout à n’importe quel moment, que tout se rejoigne inlassablement.

Parce que le film est avant tout une chronique sur le temps qui passe. Le prologue (pas les photos en N&B, mais la première séquence du chapitre 1) est déjà le marqueur d’un souvenir heureux, d’un temps révolu. Désormais dans les années 2010, Clara a la soixantaine : elle est l’image parfaite du principe de la vie où tout arrive à une fin. Autour d’elle, l’appartement qu’elle habite n’a pas beaucoup changé, mais c’est le monde environnant qui subit des transformations à tout va. Cette opposition est une poésie du temps qui passe, comme un changement de peinture ou de nouveaux matelas, etc. Sonia Braga est ce pilier qui se fait appeler « Madame » parce qu’elle est comme anachronique envers les changements. Partout où elle passe (sauf son appartement, bien sûr), c’est la poésie de la nostalgie face aux requins du modernisme, dans une forme de délabrement à petit feu de l’environnement. Recife, la terre désolée selon Kleber Mendonça Filho.

Déjà dans LES BRUITS DE RECIFE la scénographie avait un rôle important dans le rapport des personnages face à leur environnement sociétal. Ici, le cinéaste brésilien creuse davantage cette idée, en faisant du décor un personnage à part entière. En explorant une seule intrigue, il permet à son décor d’être constamment ultra vivant. Que ce soit la mer avec ses vagues dangereuses, sa frontière entre deux plages symbolisée par un tuyau, un escalier qui serait la montée vers l’enfer, … les exemples sont trop nombreux (il ne faut pas gâcher la découverte de ce bijou cinématographique). Parce que oui, Kleber Mendonça Filho a tout compris à la fonction de l’espace dans le cinéma : rien que par son interaction permanente avec les personnages, mais surtout par son attachement. Quand une armoire en bois traverse les âges, que des disques représentent l’amour, que le BARRY LYNDON de Stanley Kubrick est un modèle, que les fenêtres sont ouvertes vers la désillusion, que les portes symbolisent le fantasme ou le cauchemar, etc. Encore une fois, la liste est longue.

Ce qui ne change pas avec LES BRUITS DE RECIFE (et tant mieux), s’appliquant parfaitement à cet appartement qui survit, c’est le travail incroyable sur le son. Ricardo Cutz toujours à la baguette, la bande sonore et la bande musicale entretiennent la vitalité d’une vie, puis celle du temps qui passe, puis celle des relations entre personnages. Mais surtout, tous ces sons entraînent l’individuel dans la révolte, dans la chasse aux requins. La musique est ce qui pousse Clara à avancer, la bande sonore est son style de progression. Parce ce qui importe dans ce long-métrage, c’est surtout l’élégance d’une culture qui part petit à petit en cendres. Que ce soit la musique, l’héritage, les désirs, les traditions, … ce sont tous des éléments de culture que le film tient à préserver, face au monstre qui tente de tout détruire.

Tête en l’air et corps voluptueux. Cela pourrait être la définition de l’amour selon AQUARIUS. Mais pas que, car l’amour se retrouve aussi dans l’absence, dans une forme fantomatique des souvenirs. Dans ce film, le futur se construit par les souvenirs du passé qui influencent les actions du présent. Un amour fantôme, mais qui s’illumine par tout ce soleil et cette palette de couleur qui garde l’espoir d’un temps joyeux. La caméra de Kleber Mendonça Filho ne capte pas les rides ni les problèmes de santé passés, elle saisit la force, la droiture, la grâce et l’élégance d’une sexagénaire qui résiste malgré tout. La caméra aime se glisser dans tous les espaces, les sillonnant pour se remémorer la trace d’une histoire, la trace du temps qui passe.

5 / 5