The personal history of David Copperfield, de Armando Iannucci

Les deux plus gros succès de Charles Dickens sont Oliver Twist et David Copperfield. Armando Iannucci, réalisateur du très remarqué LA MORT DE STALINE (sorti en 2018) adapte le second, véritable tournant dans l’œuvre de Dickens. Il y aura des enthousiastes et des déçus avec cette nouvelle version, car Armando Iannucci ne fait pas dans la noirceur moribonde comme les centaines et centaines d’adaptations que l’œuvre de Dickens a pu avoir au fil du temps. Le cinéaste s’en éloigne totalement, continuant dans sa veine comique burlesque. Il s’inspire directement d’une partie du style de Dickens : celle où il s’agit de capter l’enchantement qui se glisse au sein de la noirceur. Cette manière qu’a la poésie de tourner le drame en quelque chose d’étrange, en proposant une subversion où le grotesque tragique devient le réel et le merveilleux humain devient l’imaginaire. Iannucci s’inspire librement de l’humour que contient l’œuvre de Dickens, mais l’adaptation est une franche réussite à partir du moment où le cinéaste décide d’imposer son style sur le matériau de base. Ce que bon nombre de cinéastes avant lui ont apparemment eu peur de faire, en adaptant Dickens. Parmi les exceptions, il faut mentionner les films de David Lean (qui tourne les romans de Dickens en faveur de ses propres interrogations sur l’humain) et le film OLIVER ! de Carol Reed, adaptation en film musical de Oliver Twist (original, plein de grâce et de trouvailles formelles). En somme, il est presque impossible d’adapter fidèlement une œuvre de Charles Dickens, déjà par la richesse du contenu et du style, mais aussi par l’ancrage très fort des récits dans l’époque victorienne. Essayer de trouver des parallèles avec l’époque actuelle reste une porte d’entée à une adaptation, mais ce serait un manque de subtilité sur l’intention artistique.

Dans la distance avec une époque définitivement lointaine, Iannucci trouve tout de même la note sur laquelle tout son film se rythme. Pour faire la jonction avec le matériau de base très ancré dans son époque, le cinéaste choisit de placer côte à côte le tragique et l’amour, d’attacher constamment le grotesque avec le merveilleux pour qu’ils avancent en même temps, d’un seul pas. L’irrévérence réaliste de Dickens devient alors un grotesque fictionnel, où l’enchantement est le verso du désespoir. Iannucci met en image ce que rêvent les mots de Dickens dans leur description du drame et de l’humain : le cinéaste inverse l’équilibre créé par l’écrivain, en entourant la noirceur par l’enchantement. D’où la légèreté, la fantaisie, le grotesque presque cartoonesque chers à la mise en scène du cinéaste. Pas loin du tout du génial TOM JONES de Tony Richardson (1963, avec Albert Finney), cette nouvelle adaptation est aussi agitée physiquement que généreuse dans son ironie. Iannucci n’hésite jamais à ce que chaque élément du récit soit une source d’humour et d’ironie, si bien que même les éléments les plus tragiques sont à la limite du ridicule. Comme si, par le mouvement de la légèreté et du grotesque, tout est amplifié – de la mise en scène des corps, jusqu’au décor, en passant par la parole. Des mouvements que le casting semble prendre un immense plaisir à produire, tant le film prend les airs d’un vaudeville avec toute sa troupe (on ne listera pas toutes les performances, le casting est bien trop fourni).

Ce grand casting permet surtout de subvenir aux besoins elliptiques du récit. Roman fleuve comme les aime Dickens (le nombre de pages varie de 600 à plus de 1000 selon les éditions et le format), il a pourtant besoin d’être condensé pour tenir sur un seul film. Iannucci réussit à garder la substance du roman, tant son fil rouge que toutes ses interrogations, et surtout à préserver deux éléments essentiels : le récit à la première personne (le film commence avec Dev Patel, incarnant le protagoniste David Copperfield, debout sur une scène pour lire le roman de sa vie) puis la succession de rencontres. Ce qui pourrait ressembler à un empilement de brèves rencontres distinctes, n’est autre qu’une construction détail par détail, où tout est décomposé avant d’être restitué comme un seul ensemble vivant. À travers cet éventail d’expériences et d’observations sous légèreté enchantée et grotesque, Iannucci met en scène les grandes espérances optimistes de son protagoniste, où chaque rencontre est un éternel recommencement pour mieux raconter d’autres formes de chaos. La grande réussite de cette adaptation est qu’elle semble constamment redémarrer à chaque nouvelle rencontre, que chaque nouvel espace est l’objet d’une renaissance / d’un reset. C’est ainsi que chaque nouvelle expérience de David Copperfield commence par le solaire et l’amour, avant d’être rattrapé par la noirceur pour basculer vers la tragédie humaine. Armando Iannucci n’illumine donc pas spécifiquement les paysages et les conditions de vie, mais il choisit d’ensoleiller la vie de chaque personnage, loin de la fatalité moribonde. C’est dans le collectif et dans les brèves rencontres que le film trouve l’optimisme, dans le temps qu’il prend à regarder chaque fantaisie et agitation des personnages.

Le film arrive même à dépasser le récit épisodique, notamment grâce au rythme effréné obtenu par le débit de paroles et l’agitation des corps. En adaptant Dickens par le vaudeville solaire, Iannucci nous dit que l’enchantement de la fiction est un vecteur libérateur (d’où l’alliage entre l’amour et la tragédie côte à côte) qui peut renverser les codes, pour résister aussi longtemps que possible à la noirceur. C’est exactement ce que font tous ses personnages : sous la pulsion du mouvement agité et grotesque, chacun des personnages possède sa propre fantaisie et en fait son mode de vie. En projetant cela à l’image, Armando Iannucci élabore un conte de deux cités : la première est la fantaisie à laquelle s’accroche chaque personnage, la seconde est l’angoissante noirceur qu’ils cherchent à chasser ou fuir. Parce que la version de Iannucci est une question de rejets : refuser de s’abandonner ou de se résilier aux brumes de la tragédie, comme le daltonisme du casting rejette les préoccupations racistes qui voudraient que des rôles soient réservés à des sexes ou des couleurs de peau. Avec autant d’inclusion, la fiction ne pouvait donc qu’être un enchantement solaire, où le dérèglement est le mot d’ordre du projet (comme Dickens s’évertuait de raconter, dans toutes ses œuvres, le dérèglement humain causé par des tragédies, des injustices, des violences, etc…).

Pourtant, il s’agit surement de l’œuvre la moins mordante d’Armando Iannucci, où la légèreté et la fantaisie prennent toute la place. Véritable vaudeville mais qui ne ferait aucun mal à Scrooge ou à un quelconque grillon. Les temps ne paraissent pas vraiment si difficiles dans le film, se reposant davantage sur le grotesque des antagonistes que sur une possible caractérisation d’un contexte social. Toutefois, ce ne sont plus les espaces qui étouffent les personnages comme dans les romans de Charles Dickens, mais c’est le mouvement des personnages qui animent le reste. Alors que Dickens cherche dans les espaces ce qui permet de caractériser les personnages, Iannucci explore d’abord les personnages pour ensuite construire ses paysages. L’HISTOIRE PERSONNELLE DE DAVID COPPERFIELD est un film qui ne peut pas rester immobile face à la cruauté, qui a besoin de l’enchantement pour croire en ses personnages, qui se construit dans une perspective optimiste, qui fait émaner l’agitation de l’intérieur pour redonner vie à tout ce qui entoure les personnages. Même si, aux premiers abords, l’idée que Iannucci adapte Dickens n’était pas la plus évidente, elle s’impose finalement comme très juste. Parce que le cinéaste crée le déséquilibre parfait, montre qu’une œuvre de Dickens est bien plus riche qu’elle ne peut laisser paraître, que l’enchantement solaire est possible du moment que – comme le célèbre écrivain – on se met à croire en la fiction pour renverser les codes.


L’HISTOIRE PERSONNELLE DE DAVID COPPERFIELD (The personal history of David Copperfield) ;
Dirigé par Armando Iannucci ;
Scénario de Simon Blackwell, Armando Iannucci ;
Avec Dev Patel, Nikki Amuka-Bird, Albie Atkinson, Aneurin Barnard, Darren Boyd, Peter Capaldi, Gwendoline Christie, Morfydd Clark, Rosalind Eleazar, Daisy May Cooper, Bronagh Gallagher, Aimée Kelly, Hugh Laurie, Tilda Swinton, Anthony Welsh, Ben Whishaw, Paul Whitehouse, Benedict Wong ;
Royaume-Uni ;
1h59 ;
sur Amazon Prime Video dès le 26 Janvier 2021