David Lean avant ses fresques épiques

J’avais envie de parler de David Lean, qui est un cinéaste majeur dans l’histoire du cinéma britannique. Mais je ne parle pas ici de ses réalisations les plus connues, tels THE BRIDGE ON THE RIVER KWAI ou LAWRENCE OF ARABIA (etc). S’il est considéré comme un cinéaste majeur, qui en a influencé de multiples après lui, c’est pour ses réalisations précédentes.
Il faut déjà savoir que David Lean a commencé comme monteur (cela explique pas mal de choses quand on voit ses propres films), notamment pour Alexander Korda, Michael Powell, … Mais je parlerai pas de BRIEF ENCOUNTER ou de THE SOUND BARRIER (le premier trop connu et le second que je n’ai pas encore vu).
C’est en pleine Seconde Guerre Mondiale, en plein cinéma de propagande, que David Lean passera à la réalisation. En 1942, il co-réalise avec Noel Coward le film IN WHICH WE SERVE (Ceux qui servent en mer). La collaboration avec le dramaturge ne s’arrêtera pas là. Parce qu’ensuite, David Lean sera seul à la réalisation de ses films. Et surtout, ses deux premiers films sont des adaptations de pièces de Noel Coward.

THIS HAPPY BREED (Heureux Mortels) – 1944
David Lean fait d’une pierre trois coups avec ce premier film en étant seul à la réalisation. Le premier coup est la continuité de la collaboration avec Noel Coward, et le respect total envers son oeuvre théâtrale. Le deuxième coup est l’utilisation du Technicolor, qu’il affectionne beaucoup. Le troisième coup est la première collaboration avec John Mills, qui deviendra rapidement l’un de ses comédiens fétiches.
Ce film, comme le sera le suivant, ne sortait pas sous le nom de David Lean, qui n’était pas vraiment connu. Il s’agit plutôt d’un film qui va le lancer, tout en conservant le nom de Noël Coward par rapport à sa réputation de haut vol.
Le titre, toute une référence à Shakespeare, évoque une grande tendresse et une certaine ironie envers la génération explorée dans le film. Car il s’agit avant tout d’une chronique, où la temporalité est fluidifiée pour en garder les meilleurs moments. En effet, le récit se déroule sur plusieurs années. Ainsi, David Lean et Noël Coward explorent la société britannique dans son ensemble et sous plusieurs époques : des personnages aveuglés par leurs statuts, toujours dans l’excès. Le Technicolor du film en est la preuve évidente : bien qu’assez discret, il permet de considérer l’excentricité des personnages créés par Noël Coward. D’un autre côté, le Technicolor permet d’apporter ce côté attrayant pour voir une adaptation de pièce théâtrale.
Et petit plus à savoir : la voix off qui ouvre le film est celle de Laurence Olivier, autre grande figure de la culture britannique de l’époque.

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BLITHE SPIRIT (L’esprit s’amuse) – 1945
Un après le succès de « This Happy Breed », il s’agit ici de la troisième collaboration entre David Lean et Noel Coward. Un long-métrage qui respecte une nouvelle fois complètement l’oeuvre de Coward, avec un retour du Technicolor.
Davantage que dans le précédent, il y a ici un ton beaucoup plus désinvolte et ironique. L’excentricité de Coward ne connait ici aucune limite, et s’expose surtout au mélange entre le mélodrame et le fantastique. Le Technicolor sert également avec beauté la fantaisie de la mise en scène de David Lean, ainsi que le jeu de la séduction. Parce que les attitudes sont à nouveau très encrées British, le réalisateur fait déjà apparaître son penchant pour les belles femmes et son plaisir à cadrer les comédiennes.
Pourtant, David Lean ne se reconnaissait pas dans ce genre de frivolité et de satire sur la bourgeoisie. Parce que le mépris et la désinvolture de Noël Coward finiront par ne plus l’inspirer, le réalisateur ira voir ailleurs. En effet, David Lean prônait un cinéma populaire et accessible de tous, même si le genre de la comédie lui échappe et qu’il ne parviendra pas à s’en satisfaire. Après ce film, David Lean abandonnera la couleur pour repartir sur le Noir & Blanc.

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GREAT EXPECTATIONS (Les grandes espérances) – 1946
Dans « Brief Encounter », le Noir & Blanc mettait en évidence un romantisme instantané avec une caméra captant la beauté simultanée de l’amour et des espaces. L’élégance de ce long-métrage se retrouve dans « Great Expectations ». Il s’agit de la première adaptation de Charles Dickens par David Lean, dont il était fan.
Lean a toujours cette tendance à respecter l’oeuvre originale. De ce fait, la lumière dans ce N&B traduit tout le romanesque qui s’empare des relations amicales et passionnées entre les personnages. En parallèle, le fantasme et la poésie se mêlent dans le cadre qui explore des décors victoriens fascinants. Que ce soit ce cimetière angoissant, cette ferme austère, ce château mystérieux ou ce Londres excentrique et snob. David Lean développe également un faux-semblant, puisque l’esthétique travaille une dimension gothique qui se veut à la fois la tragédie des émotions et l’absurdité d’une condition sociale.
Avec un casting en or : John Mills (vu dans « This Happy Breed »), Jean Simmons et Alec Guinness. A voir absolument pour la beauté et la grâce de Jean Simmons, puis pour le rare et éclatant duo entre Mills et Guinness !
Produit par Ronald Neame, qui suivra de près David Lean et en deviendra un collaborateur régulier.
A mon goût, le meilleur film de David Lean avant qu’il ne réalise ses fresques.

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OLIVER TWIST – 1948
Après « Great Expectations », David Lean adapte un nouveau roman de Charles Dickens. Il y trouve une nouvelle fois un portrait à effectuer sur la société britannique. Encore une fois sous l’époque victorienne, le réalisateur prend ici quelques libertés : l’ironie de Dickens est abandonnée, pour se concentrer sur la cruauté et la misère.
Dans le précédent, David Lean s’évertuait à respecter l’oeuvre par un aspect gothique. Ici, le réalisateur souligne le récit par un expressionnisme sensoriel. De cette manière, sa mise en scène peut épurer le texte et se concentrer sur le comportement des corps et l’ambiance. Ce film peut se voir comme un opéra de la violence, à tel point qu’il amplifie la souffrance et l’angoisse de ses personnages.
L’une des histoires les plus intéressantes à raconter sur ce film, c’est surement les coulisses concernant Alec Guinness. Encore jeune à l’époque, il jouait le jeune homme blond de la ville dans « Great Expectations ». Ici, l’acteur est venu directement voir David Lean pour demander à incarner le fameux Fagin. D’abord réticent, le réalisateur a fait ressortir son goût pour les déguisements, et ainsi Alec Guinness est devenu Fagin avec un look méconnaissable. Et c’est, à mon goût, son meilleur rôle.
Produit par Ronald Neame.

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THE PASSIONNATE FRIENDS (Les amants passionnés) – 1949
Après s’être attaqué à Charles Dickens, David Lean et Ronald Neame se sont penchés sur un roman de H.G Wells. « The passionnate friends » est pourtant un roman parmi les plus méconnus de l’érivain. Partenaire créatif de Lean, Neame devait (à l’origine) réaliser ce long-métrage. Mais David Lean trouvera la première version du scénario de Neame imparfait. Il va suggérer plusieurs changements, avec Ronald Neame qui va commencer le tournage. Mais Lean trouvera les premiers résultats pas assez convaincants. Il faut savoir que le réalisateur de « Doctor Zhivago » était un artiste très rigoureux et strict envers les œuvres auxquelles il participait. Il arrivait même à engueuler sévèrement ses comédiens lors du tournage, les pousser à bout pour réussir un plan de quelques secondes.
David Lean écarte Ronald Neame et Eric Ambler (écrivain associé au scénario qui n’aimait pas Lean) et s’empare du projet. En résulte un prolongement de « Brief Encounter » mais moins dans le spontané et plus exacerbé. Tel un dyptique, où Trevor Howard revient sous les ordres de Lean (protagoniste de « Brief Encounter ») pour prendre le rôle que devait incarner Marius Golring (« The Red Shoes » et « Intelligence Service » de Powell et Pressburger). Ce qui fait que ce film se démarque de la précédente romance avec T.Howard, c’est l’inversement des approches. Ici, le baroque est dans les sentiments et le romantisme est surtout incarné par les espaces (comme une dimension exotique).
Avec Ann Todd, troisième femme de David Lean.

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MADELEINE – 1950
 » Madeleine, elle aime bien ça …  » pourrait-on dire après avoir vu ce film. Deuxième film de David Lean où il dirige sa troisième femme Ann Todd. En effet, ils tourneront trois films ensemble (avec « The sound barrier » en 1952) et qui formera comme une trilogie Ann Todd. C’est d’ailleurs elle qui est à l’origine de ce projet, dont David Lean n’était pas partant. En vérité, l’actrice était une amatrice de faits divers, qu’elle dévorait à longueur de temps. Ainsi, elle s’est penchée sur l’affaire Madeleine Smith, qui s’est retrouvée accusée pour avoir peut-être assassiné son amant Emile L’Angelier (un français). Le cas restera non résolu.
Ann Todd avait interprété le rôle au théâtre et voulait reprendre cela au cinéma. Cependant, David Lean ne voulait pas partir de la pièce pour écrire le film (souvenir de ses débuts avec Noël Coward ?) mais fit écrire un tout nouveau scénario. Ce rôle féminin est une vraie femme fatale qui oppose tout de même des caractéristiques de la jeune femme victorienne. Pour filmer cela, Lean utilise les ellipses au montage pour exprimer la longévité de l’incertitude et les remords au fil que les émotions évoluent. Même si le long-métrage tourne autour de la performance de Ann Todd, il en reste qu’un film mineur dans la carrière de David Lean, notamment à cause du cadre qui n’arrive pas à créer l’élan nécessaire au romantisme tant apprécié par le réalisateur.

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SUMMERTIME (Vacances à Venise) – 1955
Après tous ces films mêlant une époque contemporaine à la sienne, David Lean estimait être arrivé au bout de ses idées sur le romantisme. « Summer Madness » pourrait se voir comme la conclusion de David Lean avant de partir vers de gros budgets. Retour du Technicolor, pour explorer un exotisme et la chaleur d’une Venise voluptueuse. Encore une fois, une femme est au centre d’un film romantique de David Lean : il s’agit ici de Katharine Hepburn. Elle est intéressante au sein de tout cet impressionnisme qui peut s’apparenter à un catalogue de cartes postales. Accompagnées d’une musique assez mélancolique, David Lean signe ici un opéra tragico-romantique où il se garde de laisser quelques facilités. Surement le moins bon film du réalisateur, mais ce n’est pas grave, car 2 ans après, il nous offre THE BRIDGE ON THE RIVER KWAI avec un Alec Guinness épatant.

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