Un soir en Toscane

La grammaire cinématographique a un pouvoir très particulier : au-delà de l’illusion du mouvement, il y a l’illusion de l’image même. Une séquence peut nous livrer une succession d’images joyeuses, insouciantes et agréables, alors que tout est renversé soudainement dans une séquence suivante. La grammaire cinématographique nous surprend à construire une sensation vis-à-vis d’un espace, de personnages, pour ensuite tout faire dérailler. Ce pouvoir se résume à tromper les images, pour en dévoiler toute la complexité et la profondeur par la suite. C’est ce à quoi s’emploie Jacek Borcuch avec UN SOIR EN TOSCANE. Film empreint d’une liberté totale, qui suggère sans cesse sa densité et sa complexité, mais sans jamais les surligner ni les expliciter. La joie d’une séquence d’ouverture est rapidement remplacée par la détresse, révélant un portrait étrange et électrique de la famille de Maria Linde, protagoniste.

Dès le début, le cadre nous montre une famille rassemblée, vivant quotidiennement ensemble et qui a ses propres habitudes et blagues. Toutefois, la mise en scène si précise et remplie de détails nous montre constamment qu’il y a un dysfonctionnement. Il y a toujours une parole qui vient semer le trouble dans un plan, et qui crée la rupture dans l’image. Soudain, le cadre change de ton et se tourne vers la dramaturgie pure. Une attitude posée et tranquille peut soudainement faire ressentir une crispation et une hérésie. Il y a notamment tout un travail autour des portes dans ce film, où Jacek Borcuch les met en scène comme un passage entre le paradis et l’enfer. Une porte amène toujours vers une autre sensation, vers une révélation, vers une rupture de ton. Les changements d’angle de vue et la photographie nous suggèrent que le bonheur ne dure jamais longtemps, et qu’il peut toujours y avoir un basculement. La grammaire cinématographique est faite de ces ruptures de tons et d’ambiances, lorsqu’une image contemplative ou explicative se transforme soudainement dans un mouvement qui la transporte dans une sensation inverse.

Une manière de faire monter la tension au sein d’une narration, de travailler la valeur du temps dans cette chute dramaturgique. Le film est totalement désabusé, où l’exaltation du bonheur n’est que la jouissance de plaisirs instantanés. Cette chute progressive n’est pas causée par un seul temps de souffrance. Ce sont bien des paroles, des moments qui s’accumulent et qui figent définitivement chaque image dans un enfer intime. Avec l’impossibilité de revenir en arrière, chaque image montre que les moments de plaisirs font toujours partie du passé, et que l’enfer est quelque chose qui s’installe et plane constamment dans le rapport entre les personnages. Le plaisir est saisissable physiquement (courir, les cheveux dans le vent, sourire, aimer, …), alors que la souffrance est une sensation que seules les images peuvent exprimer dans ces ruptures (de ton, de mouvement, …).

La photographie solaire veut nous faire croire que le monde est beau, qu’il y a de la beauté partout. Mais la joie et l’espoir sont trop rares, le romantisme est menacé par une folie noire et apeurée. La grammaire cinématographique permet de rendre compte de cette démesure permanente : l’insouciance de personnages exaltant leur vie se mélange à l’enfer d’une société qui allume les flammes de l’animosité. Au milieu de tout cela, il y a Maria Linde, brillamment interprétée par Krystyna Janda, qui représente la place de la pensée et de la liberté de parole au sein de cet enfer social. Mais UN SOIR EN TOSCANE explore le paradis et l’enfer sans jamais juger ses personnages ni leurs comportements. Le cinéaste laisse le/la spectateur-rice réagir par eux-mêmes. Le montage et le cadre installent progressivement la tension qui grossit au sein de cette famille, pour suggérer que toute la poésie que l’on peut voir n’est en fait qu’une illusion.

Tout l’enjeu du film réside dans cette illusion. Parce que le cinéaste ne parle que très peu du discours socio-politique dont il fait le portrait. Il se concentre surtout sur le tangible, c’est-à-dire sur la famille au cœur du récit, dans laquelle il distille le discours. Il y a une grande élégance dans les images, avec un cadre à hauteur des personnages, et leur donnant toujours un appui et de l’espace pour s’exprimer. Une élégance qui se traduit aussi par la célébration de l’existence de ces personnages, car chacun exprime le poids des événements et comment cela impacte l’amour, le désir, la communication, etc. Mais c’est une élégance qui n’empêche pas justement la décadence, car les illusions des images sont la représentation d’échecs : des relations humaines, de l’amour, du plaisir, de la libre pensée et de la parole.


UN SOIR EN TOSCANE (Dolce fine giornata) – Un film de Jacek Borcuch – Scénario de Jacek Borcuch, Szczepan Twardoch, Marcin Cecko – Avec Krystyna Janda, Kasia Smutniak, Antonio Catania, Lorenzo de Moor, Vincent Riotta, Mila Borcuch, Arjun Talwar, Wiktor Benicki, Robin Renucci, Christian Argentino – Pologne – Distribué par New Story – 1h37 – 29 Janvier 2020