The King of Staten Island, de Judd Apatow

Cinq ans que l’on attendait un retour de Judd Apatow derrière la caméra à la mise en scène d’un long-métrage. Alors que tous les films du cinéaste ont étudié des personnages qui gravitent autour des 40 ans, THE KING OF STATEN ISLAND est le portrait d’un jeune homme de 24 ans. Pourtant, la même mélodie de personnages en détresse raisonne, des personnages masculins qui ne semblent pas avoir grandi psychologiquement. Mais il n’y a aucune illusion à se faire, même si le film se déroule à Staten Island, il n’y a rien de solaire et follement coloré. Si bien que l’espace privilégié du protagoniste Scott (incarné et inspiré de la vie de Pete Davidson) est un canapé dans une pièce en souterrain, avec ses amis à jouer à des jeux vidéos et consommer de la drogue. De plus, même si nous sommes chez Judd Apatow, la comédie n’est plus la même. Ce n’est plus une question de parole et de blagues, c’est une question d’attitude face à un monde qui finit par dépasser les personnages. Le cinéaste en crée un savoureux mélange entre comédie amère et drame existentiel. Deux rythmes pourtant distincts, mais associés pour montrer comment le monde cruel affecte des êtres désabusés qui s’y laisse faire.

C’est la sensation que le cinéma de Judd Apatow prend une nouvelle direction, comme s’il ne pouvait plus faire des comédies tels que CRAZY AMY, 40 ANS TOUJOURS PUCEAU, EN CLOQUE MODE D’EMPLOI ou 40 ANS MODE D’EMPLOI. Parce que le monde actuel est arrivé à un tel stade politique & social, alors l’univers du cinéaste s’en retrouve impacté tout comme il affecte les personnages du film. Nous avons aucun mal à clamer qu’il s’agit du meilleur film de Judd Apatow, tant il est pris de désarroi, d’amertume et de blessures. THE KING OF STATEN ISLAND va bien plus loin que FUNNY PEOPLE, laissant envahir son cadre et ses espaces par les fractures extérieures. C’est cela, quelque part : Judd Apatow se laisse envahir (ainsi que son cinéma) par quelque chose qu’il ne peut pas contrôler. Il y a tellement de désarroi, de tristesse, de rage, que le cadre et les personnages se construisent une carapace. Toute la douleur et le traumatisme destructeurs sont absorbés par la mise en scène, pour ne plus s’en affranchir mais l’éprouver totalement. Cependant, à l’intérieur de tout cela, Judd Apatow révèle qu’il y a encore des morceaux de joie, d’amour, d’émotions pures, auxquelles il faut aussi se laisser envahir.

Un moyen de ranimer des corps et des attitudes presque inanimés, surtout vidés de toute énergie. THE KING OF STATEN ISLAND est un film de corps fatigués, qui errent dans le chaos et les blessures, arrêtant même de se battre. Ce sont des corps et des attitudes qui ont du mal à trouver leur espace de paix, leur espace de plaisir. Comme si tout l’environnement qui gravite autour (l’arrière-plan, le hors-champ, les figurant-e-s) est la fiction à laquelle s’adonne la société, comme s’il s’agit de l’image de la dévastation automatique. Si bien que les personnages ici n’ont plus l’énergie de ceux de ses films précédents du cinéaste, il n’y a plus de seconde chance ni de réparation possible. La bataille est terminée, jusqu’à même exacerber le dysfonctionnement familial (que l’on peut retrouver dans certains des précédents films du cinéaste). Il n’y a plus d’espace de sécurité, d’espace idéal. Scott traverse tous les espaces comme un fantôme, dans un monde renversé par la résilience. Là où il encaisse les coups et ne trouve pas d’issue, le film semble faire le portrait d’une libération pratiquement impossible, en tout cas compliquée et par petits morceaux.

Et même si Judd Apatow laisse son cinéma être envahi par le désarroi et la cruauté du monde, il continue à chercher les battements du cœur. On compte parmi les plus belles et touchantes scènes : Scott accompagnant les enfants de son beau-père à l’école, se laissant emporter par l’innocence ; puis le témoignage silencieux et impressionné d’un pompier grimpant sans hésitation une échelle alors que le bâtiment est en feu. Il n’est donc pas anodin d’entendre, en première musique au générique de fin, « Pursuit of happiness » de Kid Cudi et MGMT. Littéralement la poursuite du bonheur, parce que THE KING OF STATEN ISLAND inspecte une société malade plongée dans les faux-semblants et les délires, cherchant à se raccrocher à des sursauts de cœur et d’émotions ici et là. En se laissant envahir complètement par les fractures et blessures du monde, en les laissant prendre possession du ton et de l’ambiance de son film – sans chercher à l’approcher par la comédie, Judd Apatow fait le portrait de personnages encerclés par la cruauté du monde, mais cherche surtout à repousser l’accablement pour essayer de recoller des corps et des esprits ensemble.

Le cinéaste cherche un espace commun entre tous les personnages, aussi bien mental que physique, où il s’agirait d’expérimenter ensemble les douleurs et les joies qui traversent le monde. La comédie de Judd Apatow est alors une ironie trash-amère, qui fait l’état d’une existence anti-poétique et anti-romantique. Si bien que le cadre saisit des détresses solitaires, fabriquées par des brûlures émotionnelles fortes. C’est parce qu’il se laisse envahir par les fractures, que la fiction de Judd Apatow est cette fois dépassée par la réalité. Comme les personnages sont dépassés par le monde, qui continue d’avancer, et continuera d’avancer sans eux s’ils ne se mettent pas à regarder légèrement ailleurs. En se laissant emporter par la douleur du monde, le cinéma de Judd Apatow montre qu’il faut savoir prendre un virage et éviter de fermer les yeux. Qu’il faut pouvoir se laisser soi-même envahir par tout ce que le monde propose, pour enfin espérer avancer et obtenir l’éveil tant attendu. THE KING OF STATEN ISLAND est traversé par les blessures et fait le portrait de ses névroses, tout en y cherchant la possibilité de sensibilité émotionnelle si l’on accepte de se laisser atteindre.


THE KING OF STATEN ISLAND ;
Dirigé par Judd Apatow ;
Écrit par Judd Apatow, Pete Davidson, Dave Sirus ;
Avec Pete Davidson, Marisa Tomei, Bill Burr, Bel Powley, Maude Apatow, Ricky Velez, Lou Wilson, Moises Arias, Pauline Chalamet, Steve Buscemi ;
États-Unis ;
2h17 ;
distribué par Universal Pictures ;
22 Juillet 2020.