Ran

Il n’est plus nécessaire de tergiverser sur l’admiration d’Akira Kurosawa pour l’oeuvre de Shakespeare, cela a été dit tellement de fois. Mais il est important de rappeler qu’il s’agit d’adaptations libres, comme ici RAN s’inspire librement du ROI LEAR. Parce qu’avant d’être un film de genre historique, avant d’être un film d’action (on ne compte véritablement que trois scènes de combats), RAN est une tragédie, un drame familial. Si le long-métrage est aussi long, par ses 152 minutes, c’est qu’il s’attache à chacun de ses personnages. Chaque membre de la famille (le père et ses fils) est exploré entièrement, sans parti pris. L’unique point de vue est celui de la dégradation : le déchirement familial, la vision pessimiste de l’humanité, ainsi que la conquête avide et violente du pouvoir.

Une dégradation qui trouve son essence dans la narration. Bien qu’il s’agisse d’une adaptation libre, RAN reprend beaucoup la narration décomposée du ROI LEAR. En s’attardant sur chacun de ses protagonistes, Akira Kurosawa explore et se pose dans plusieurs lieux différents. Avec à la fois un montage alterné (pour les séquences concentrées sur un personnage) et un montage parallèle (le changement de personnage et de lieux), le film ne donne jamais d’indice sur une temporalité. L’abstraction temporelle donne au film toute sa puissance de narration. Parce que plus libre que s’il y avait des ellipses ou des marqueurs de temps, alors le long-métrage crée un rythme qui lui est propre. En étendant ses séquences comme il le souhaite, Akira Kurosawa sert à la fois l’essentiel (l’action purement tragique et l’intimité douloureuse) et l’abstrait (le temps, la durée, les mouvements qui ont amené à telle situation, etc).

Dans le travail d’Akira Kurosawa sur l’abstraction, on pourrait citer l’imagerie créée avec les plans sur le ciel. A plusieurs reprises, et modestement pas souvent, le montage propose des plans sur des nuages en plein dans le ciel. Sauf que, au fur et à mesure que la narration progresse, les images se différencient. Déjà que ces plans font référence à une sensation dans une scène précise (clin d’oeil à la scène directement précédente et indiquant un bouleversement pour toutes les scènes à venir), ils sont surtout connectés les uns avec les autres : les premiers sont des nuages bien blancs qui se forment, qui s’agrandissent lentement. Puis, dès que le tragique prend davantage de place et de force, les nuages sont de plus en plus noirs et gros / menaçants.

C’est exactement le credo de la photographie : à la fois une peinture passionnée des espaces, mais aussi un expressionnisme les accablant. Le film contient d’abord une ouverture de trente minutes dans une plaine montagneuse au relief saisissant et vertigineux, où la sérénité plane au-dessus de chaque corps. Ces personnages sont encore « entiers », faisant partis d’un même ensemble, tout aussi majestueux que la figure et les attitudes de Tatsuya Nakadai leur parlant. C’est comme ces premiers plans, un défilé tranquille de plans où des personnages chevauchent les plaines avec plaisir et grâce. Mais tous ces éléments vont être éliminés un par un, pour être remplacés par une férocité, une fantasmagorie des corps, un chaos photographique et une absurdité cruelle.

A partir du fameux bouleversement causé par le personnage de Tatsuya Nakadai, il y a une sorte de cloisonnement : non seulement par ce père qui se voit pris au piège dans son ancien donjon, contrôlé désormais par son aîné, ensuite par ce cadre qui se fait de plus resserré sur ce père qui est abandonné par tous ses fils, par les grandes portes d’entrée dans les châteaux qui se ferment au nez des personnages, etc… Mais surtout, Akira Kurosawa tient à ce que la dégradation psychologique, sentimentale et physique se traduise par la fureur et la destruction des espaces. En contraste parfait du vert radieux de la première demi-heure, le reste du long-métrage sera tout en noir, marron foncé, rouge/orange ou gris. Même lors d’un combat aux extrémités d’un bois, le vert est foncé. Une manière de signifier le crépuscule qui attend la famille composée par les protagonistes qui se déchirent le pouvoir. Trois sensations finissent par dominer la tragédie : l’angoisse dans le noir, la détresse avec la poussière et la férocité dans le rouge sang. Comme si le ciel devenait le miroir de la terre.

Étant donné l’abstraction abordée par Akira Kurosawa, sa mise en scène ne peut être trop explicite. Ainsi, que ce soit au montage ou avec ses angles de vue, le cinéaste travaille ici sur la perte des repères. Allant d’espace en espace, en se livrant à un labyrinthe où chaque plan-séquence explore la folie dantesque des confrontations. Parce que le tout est monté comme une énorme fresque où les couleurs s’effacent par le mouvement de silhouettes qui s’imposent comme les maîtres des ténèbres. Le film n’est pas loin de traduire picturalement la manière qu’ont les Hommes de gâcher les paysages. Une mise en scène en clair-obscur qui se regarde comme la chute lyrique du système féodal. Dans ses variations d’échelles, entre les plans large de l’horreur et les plans rapprochés de l’amertume, il s’agit bien de la définition pure de « raconter la grande Histoire à travers la petite histoire ».

RAN de Akira Kurosawa.
Avec Tatsuya Nakadai, Akira Tearo, Jinpachi Nezu, Daisuke Ryu, Mieko Harada, Masayuki Yui, Hisashi Igawa, Pita, Yoshiko Miyazaki, Kazuo Kato, Norio Matsui, Takeshi Kato, Jun Tazaki, Hitoshi Ueki.
Japon / 2h42 / 1985

4.5 / 5