Pinocchio, de Matteo Garrone

Impossible d’oublier l’enthousiasme immense qu’ont créé des films tels que GOMORRA ou plus récemment DOGMAN, consacrant Matteo Garrone comme l’un des meilleurs cinéastes italiens actuels. Le moins que l’on puisse dire est que le cinéaste a toujours embrassé, peu importe sous quelle forme, l’idée de mettre en scène des contes au cinéma. PINOCCHIO ne déroge pas à ce fil rouge dans sa carrière, tant le conte de Carlo Collodi se prête fort bien à ses formes cinématographiques. Il y a toute la folie, l’infinie fantaisie et la dimension aventuresque pour que Matteo Garrone y intègre ses préoccupations (aussi bien narratives qu’esthétiques). La première intention qui saute aux yeux et aux oreilles, est de voir que Matteo Garrone aidé par Massimo Ceccherini suivent le texte de Carlo Collodi à la lettre, y restant totalement fidèle pour que l’intérêt de l’adaptation soit esthétique. Parce que Matteo Garrone est un cinéaste de la forme, ses images vont creuser, chercher et montrer des choses qu’elles seules sont capables, et dont les mots en sont incapables.

Comme dans ses films précédents, Matteo Garrone utilise le conte pour porter un regard politique. Le cinéaste parle de son pays, et continue de montrer qu’il s’enlise dans des profondeurs ténébreuse et lugubres. Le conte n’est pas un style remplit de joie et de beauté, mais elles sont accompagnées par une couche macabre. Il s’agit de faire dialoguer deux couches, celle de la souffrance et celle la beauté. Ainsi, le cinéaste italien encre le récit de Collodi dans l’Italie contemporaine, pour y trouver tout le délabrement et la misère qui se cache derrière les images. Derrière chaque attitude, derrière chaque corps, il y a toujours un semblant de vie qui s’abandonne à un malheur repoussant. La fantaisie n’est autre que l’image que l’on se donne, car derrière se trouvent la détresse et la cruauté.

Mais dans ces images sombres qui définissent une société en perdition, Matteo Garrone place toujours au minimum un rayon de lumière. Même si les personnages interagissent dans l’ombre, il y a toujours un petit point de chaleur qui s’enflamme, une fenêtre ouverte très accueillante, une allée ensoleillée qui dévoile un chapiteau dans l’arrière-plan, un champ qui ouvre le mouvement, etc… La laideur, enfin le côté repoussant de l’image, se construit parce que l’esthétique est volontairement imparfaite. Entre le réalisme exagéré du délabrement dans la photographie, les effets numériques qui donnent l’impression d’un manque de conviction dans le geste, et les confections artisanales qui tendent vers un grotesque rappelant la commedia dell’arte, PINOCCHIO est toujours explicite dans la cruauté et dans la fantaisie. Matteo Garrone ne cherche pas à tromper le regard, partant du principe que le réel et l’imaginaire ne peuvent être dissociés, que les deux cohabitent dans les mêmes corps et les mêmes espaces.

Le geste de Matteo Garrone se situe donc là : pas question de faire une distinction entre l’espace réel cruel et l’espace imaginaire fantaisiste, les deux ont la même source et le même cadre. Pour pouvoir vivre l’expérience de la fantaisie, il n’est donc pas nécessaire de regarder ailleurs, mais bien de s’imprégner de tout ce que le champ du cadre a à nous offrir, dans ses moindres détails. Le décor mélangeant parfaitement la trivialité ordinaire du réel avec la touche fantaisiste du conte, où il suffit d’accentuer certains détails pour les faire paraître grotesque. Une manière de faire dialoguer constamment la sauvagerie et la tendresse, car les deux appartiennent inéluctablement à la fois au réel et à l’imaginaire. Dans ce même cadre, l’imaginaire est donc possible car il se balade dans chaque recoin du réel, parce qu’il vit autant que les personnages. Le temps est donc le même pour chaque espace, le film se refusant de consacrer un temps différent à chacun. C’est toute la force du film, car l’espace imaginaire prend vie au sein même de tout ce qui est tangible et matériel, comme si cette fantaisie ne peut se détacher des corps et des esprits.

Matteo Garrone s’emploie donc à reconnecter ce corps, enfouit et entouré de délabrement, à l’enchantement (ou presque) de l’imaginaire. Presque, car l’enchantement n’est pas total et encore une fois, PINOCCHIO est un conte. L’enchantement contient sa propre part de noirceur. Néanmoins, comme le geste de création de Geppetto (avec un Roberto Benigni extrêmement émouvant, dont la présence gestuelle et le regard s’imposent face à la misère de son personnage – un rôle qui lui convient bien mieux que celui de Pinocchio), il y a constamment cet élan de mise en scène à aller provoquer l’apparition de la fantaisie, à faire brûler le cœur du regard où chaque chemin peut mener de la misère à la fantaisie. Comme si l’imaginaire se cache finalement dans un coin de l’œil. Matteo Garrone filme littéralement la fantaisie : elle n’est jamais un surplus, une extension ou même un déguisement, mais la fantaisie est définitivement concrète. C’est avec une caméra et une mise en scène littérale, que la poésie s’invite sans aucune lourdeur ou appui scénaristique à tout ce qui est réel. L’imaginaire ne serait autre qu’une « réalité augmentée », avec toute la substance cinématographique qui lui permet de vivre par lui-même.

On y retrouve l’empreinte de Federico Fellini, immense cinéaste italien à qui l’on doit de nombreux films merveilleux tels que LA DOLCE VITA, LA STRADA, AMARCORD, ROMA, HUIT ET DEMI, SATYRICON, et bien d’autres. Alors que PINOCCHIO est une adaptation du conte de Collodi très contemporaine, Matteo Garrone y insuffle tout un regard politique sur l’abandon d’une population laissée dans la misère, dans la cruauté, où il est difficile de garder un manteau ou d’acheter un abécédaire, où l’école essaie de formater les enfants jusqu’à la punition physique. Comme si la version du cinéaste italien n’est autre qu’un regard désabusé sur la condition de la jeunesse. Mais grâce à ce conte, grâce à son grand intérêt pour la fantaisie et l’imperfection esthétique, Matteo Garrone fait de l’innocence et de l’enfance un vecteur de regard, celui qui entraîne directement sans réfléchir vers le besoin de poésie, vers le besoin de (re)voir la magie, celui qui s’arrête devant une allée pour capturer le mystère d’un chapiteau. C’est la recherche fellinienne du temps perdu, c’est la suggestion fellinienne d’une vie hideuse par le souvenir pittoresque, c’est la mélancolie fellinienne du fantasme.

Le doux rêve de l’aventure interdite dans un monde d’adultes bien trop schématisé, dont on trace d’avance le chemin à prendre. Un monde qui ne connaît que la misère, le délabrement, la sauvagerie et la mort. Grâce à la fantaisie et au conte, Matteo Garrone convoque les souvenirs d’une enfance qui passe beaucoup de temps à rêver d’un ailleurs. Pinocchio est donc cet enfant qui doit grandir et accéder à la connaissance tout de suite, alors qu’il vient de « naître ». Si l’espace imaginaire vit dans l’espace réel cruel, c’est parce qu’il permet de se souvenir que cet espace réel fut lui aussi éclairé autrefois. Alors que désormais, cet espace réel sombre dans l’illusion d’un monde romantique, disparaissant au profit d’un manque de distinction entre le bien et le mal, dont le lien est laissé trop flou. Alors, il n’y a plus que la fabrication de l’imaginaire par les souvenirs et le rêve qui permettent de continuer à avancer. La preuve en est que le film ne montre jamais Geppetto à la recherche de Pinocchio, car le pauvre menuisier n’avance pas, il rampe vers l’espoir et ne le vit pas.

Les souvenirs d’un monde meilleur vibrant dans les espaces imaginaires, n’est autre que le chemin à retrouver vers le besoin d’humanité dans cette misère. Le délabrement n’a rien de fatal dans PINOCCHIO, car la simple interaction entre un père et son fils suffit à créer un élan de tendresse. C’est aussi pour cela que l’espace imaginaire est dans le même cadre que l’espace réel : il ne suffit pas de changer quelque chose, il suffit de reconstruire cet imaginaire collectif dans ce qui nous entoure. La bande musicale du film en est une preuve magnifique, où cet équilibre entre l’enchantement et l’angoisse introduit une musique qui va toujours à la poursuite des regards ou des corps. Les images donnant vie à l’imaginaire est un geste qui a ce pouvoir de se libérer d’une misère pour se permettre à nouveau de rêver. Dans PINOCCHIO l’espace imaginaire, qu’il soit collectif ou individuel, permet d’ouvrir le champ des possibles et de continuer à croire à des histoires.

PINOCCHIO ; Dirigé par Matteo Garrone ; Écrit par Matteo Garrone et Massimo Ceccherini, d’après le conte de Carlo Collodi ; Avec Federico Ielapi, Roberto Benigni, Rocco Papaleo, Massimo Ceccherini, Marine Vacth, Gigi Proietti, Alida Baldari Calabria, Alessio Di Domenicantonio, Maria Pia Timo, Davide Marotta ; Italie / France / Royaume-Uni ; 2h05 ; Distribué par Le Pacte ; Disponible sur Amazon Prime Video dès le 4 Mai 2020.