L’envolée, de Eva Riley

À la fin des années 1950 et durant les années 1960, en Grande-Bretagne, le cinéma britannique a vu émerger un mouvement artistique qui marqua à jamais son Histoire. Les Angry Young Men sont apparus, se tournant surtout vers le théâtre et la littérature, mais influençant le cinéma par l’apparition du Free Cinema. Expression qui est restée, alors qu’il ne s’agissait que de deux mots inscrits sur un tract, un soir de Février 1956 au National Film Theatre de Londres. Plusieurs court-métrages furent projetés, avec un grand point commun : rejeter le cinéma montrant une forme de la bourgeoisie, la classe dominante, la superficialité de leur mode de vie. Le Free Cinema était l’idée de quitter les salons pour aller dans les cuisines, les pubs et les rues. Ainsi sont nés les « kitchen sink drama » (qui « sentent l’évier de cuisine »). C’est la volonté de montrer une réalité sociale brute, de s’immerger dans le quotidien de ceux & celles qui ne sont pas dans la classe dominante, qui sont loins de la bourgeoisie. Depuis, le Free Cinema et les « kitchen sink drama » ont connu bien d’héritier-ière-s, jusqu’à évoluer dans le cinéma social britannique que l’on connaît aujourd’hui. Une évolution qui a permis de penser autrement la forme avec laquelle les films montrent cette réalité sociale brute, pour que la forme soit de moins en moins radicale.

L’ENVOLÉE d’Eva Riley s’inscrit dans cet héritage du fond, mais en puisant dans une forme s’éloignant du réalisme pur. Pour son premier long-métrage, la cinéaste s’intéresse à Leigh, une adolescente vivant dans la banlieue d’une ville balnéaire. Mais elle ne vit pas dans un lieu délabré, où la couleur marron serait la principale nuance esthétique. Cette banlieue est colorée, pleine de verdure et composée de petits pavillons. Il y a clairement eu l’émergence d’un espoir, une énergie retrouvée depuis le Free Cinema. Pourtant, Leigh vit un quotidien compliqué : elle est rongée par la solitude, son père est souvent absent car il est parti vivre avec une autre femme, abandonnée seule dans une maison. Contrainte par le manque d’argent et rythmée par cette solitude, Leigh a tout de même un rêve. C’est là que l’héritage du Free Cinema a tout son intérêt. Il ne s’agit plus de mettre en lumière une réalité sociale miséreuse, austère, douloureuse. Il s’agit d’y incorporer le désir, l’espoir, le rêve. Leigh, dans sa vie d’adolescente malheureuse, est tout de même une gymnaste douée qui s’entraîne beaucoup. Dans cet héritage du Free Cinema, il y a l’apparition des objectifs, où les personnages cherchent à accomplir quelque chose qui leur permet de s’extraire de la brutalité de leur vie quotidienne. Ici, Leigh s’entraîne pour sa première compétition de gymnastique, un enjeu qui lui permet de se libérer de sa réalité sociale. Sauf que la solitude revient toujours lui rappeler sa condition de vie, et elle perd petit à petit le plaisir de son activité, au point que la beauté du geste devienne des chutes à répétition pendant les entraînements. Dans cet aller-retour entre le domicile solitaire et le gymnase des rêves, il y a toujours cette vie difficile qui s’accroche.

C’est là qu’intervient une rencontre. Ce qui pourrait paraître anecdotique ou académique. Mais il s’agit bien d’un geste fort, envers la protagoniste. Contrairement à ce que le Free Cinema proposait, dans son exploration (voire son étude) de personnages qui souffrent et/ou qui sont enfermés, L’ENVOLÉE cherche la pulsion qui permettrait à Leigh de revivre / de ne plus ressentir la solitude ou le rejet. Une pulsion permettrait de faire sortir Leigh de sa condition le temps de quelques moments, parce que finalement la misère reste encrée. Mais une pulsion qui ouvre les portes d’une pause aux allures d’un regain d’énergie et de sensibilité. Là où les films du Free Cinema filmaient la douleur et la souffrance dans ce qu’il y avait de plus profond, où ils exploraient le manque afin de montrer des désirs inaccessibles presque illusoires, Eva Riley cherche à ranimer une flamme dans cette triste vie. Là où le Free Cinema était beau par son réalisme social brut, le film d’Eva Riley est beau par son désir de s’échapper de cette douleur. L’héritage consiste donc de voir autrement les blessures, de ne plus explorer à partir de la douleur, mais en explorant à partir des désirs pour imaginer le champ des possibles. Dans la jeunesse errante que filme la cinéaste, il y a pourtant toute une détermination à vouloir vivre pleinement, quitte à se livrer au danger. Alors que les personnages adultes sont soient dans l’abdication (le père) ou dans la transmission (l’entraîneuse de Leigh), ils sont tous au bout d’un parcours. Alors que les jeunes personnages cherchent leur voie, à construire leur avenir, à trouver leur place. Ainsi, que ce soit Leigh, son frère ou les amis de celui-ci, chaque jeune personnage possède une intensité et une tenacité dans chaque action qu’ils mènent. Et la caméra d’Eva Riley tente de leur ouvrir cette voie, en étudiant les maux qui les ont piégé.

Le long-métrage n’est autre qu’un récit d’émancipation, où les jeunes personnages font face à leurs incertitudes, dans une errance qui préfère la folie de la nuit que l’amertume de la journée. Alors qu’ils/elles s’entraînent pour accomplir leurs rêves respectifs (que ce soit la gymnastique ou la délinquance), cette jeunesse contient une forte énergie qui fait leur force. Tout comme avec les films du Free Cinema, L’ENVOLÉE est une fable. Mais ici, Eva Riley refuse l’austérité et la disgrâce habituelle du réalisme social britannique. Au contraire, elle projette le récit d’émancipation et la recherche de pulsion dans ses images, dans sa mise en scène des espaces. Toute l’énergie qu’elle offre à ses jeunes personnages, même s’ils tombent ou se mettent en danger, est propulsée dans un cadre ouvert qui montre des paysages lumineux et colorés. Des espaces qui sont donc synonymes de liberté, malgré l’abandon social. Alors que ces jeunes personnages sont à l’écart d’un univers plus aisé, ils/elles s’emparent des paysages et les habitent avec toute leur détermination et leurs désirs. Comme si le film se déroule intégralement dans les esprits et les cœurs de Leigh et son frère Joe : une esthétique qui provient du cœur mais qui se transforme toujours, face aux blessures incessantes imposées par la fatalité de leur vie abandonnée. Des images solaires qui ont pourtant cette profondeur complexe car incertaine, parce qu’aucun mouvement n’est facile. Eva Riley prend à revers tous les codes esthétiques du cinéma social britannique habituel, pour que le regard se concentre davantage sur la pulsion des corps, et non sur l’étude sociale (et sportive).

Tout est question de regard, tant de la part des autres personnages, que celui de la caméra qui ne fait pas de sociologie. Il s’agit d’un regard qui donne de l’air, qui laisse les corps s’élancer pour mieux apprendre de ses chutes et continuer à croire. Les désirs filmés par Eva Riley proviennent toujours des cœurs, et non de la tête. Les images ne sont pas dans la pensée, mais dans le ressenti. Minutieusement réfléchi, le film saisit toujours les regards importants en gros plan, puis file vers l’ouverture du cadre pour laisser les corps s’enflammer au rythme du cri du cœur. Derrière les apparences dures et traumatiques, se libère donc des attitudes et émotions. Là où le Free Cinema filmait des corps impactés par la souffrance du réalisme social, Eva Riley filme l’organique comme la source de tous les désirs. Ainsi, les images voyagent avec Leigh et son frère Joe, pour trouver cette pulsion dans la fatalité. Un film qui s’inscrit dans le tendre et lumineux renouveau du cinéma social britannique.


L’ENVOLÉE (Perfect 10) ;
Écrit et Dirigé par Eva Riley ;
Avec Frankie Box, Alfie Deegan, Sharlene Whyte, Will Ash, Billy Mogford, Nicola Wright, Emily Gibson, Leia Desseaux ;
Royaume-Uni ;
1h23 ;
Distribué par Arizona Distribution ;
8 Juillet 2020.