Le traître

Sicile, dans les années 1980. Une fête dans une villa en hauteur, dominant la côte et la mer. Alors que la musique et la danse vont bon train à l’intérieur, le protagoniste Tommaso Buscetta incarné par Pierfrancesco Favino est à l’extérieur, regardant hors-champ. Alors que tous les autres s’amusent, Buscetta n’est clairement pas à l’aise. Il traverse les pièces, les couloirs, sort de la villa et se rend sur la plage. Sa prestence n’a d’égal que son attitude de solitaire dominateur. Jusqu’au moment où son humanité reprend le pouvoir, allant chercher l’un des ses fils mal en point sur la plage, tout en gardant le regard et les mains fermes. Tout au long du film, Marco Bellocchio explorera ses thèmes fétiches de la loyauté, de l’importance de la famille, cette fois dans l’univers de la mafia italienne. LE TRAÎTRE est alors un film de pénitence et de pardon, alors que son protagoniste est un anti-héros. Comme on pouvait le voir avec EL REINO de Rodrigo Sorogoyen en début d’année, Marco Bellocchio crée une sensibilité pour un personnage qui a priori ne la mérite pas. Et cela grâce à l’apport de l’intime, de la famille.

Mais après son prologue festif et un peu ambiguë dans l’atmosphère entre dirigeants mafieux, LE TRAÎTRE se lance dans un retour en arrière et commence comme un mauvais film de gangsters. Dans cette première partie, Marco Bellocchio fait de son montage une succession d’assassinations abondantes, et utilise une musique irritante pour suggérer le danger et la tension. La mise en scène se contente de coups de feux, de pourchasses, entrecoupés de moments intimes de Tommaso Buscetta particulièrement pas intéressants car se révélant assez indispensables. Dans cette partie film de gangsters, on croirait voir une copieuse série B qui s’oblige à exister pour justifier le reste à venir. Le cinéaste y manque cruellement de finesse, tant par son choix d’une photographie en semi-lumière, et par son choix de faire le portrait d’un Tommaso Buscetta vivant dans l’ombre.

Toutefois, Marco Bellocchio sait qu’il ne s’agit pas de la partie la plus importante de son film. Car pendant deux heures ensuite, LE TRAÎTRE devient un thriller et un film de procès plutôt bien rythmé et très crispant. Avec Pierfrancesco Favino lumineux et imposant, le film réussit à être très complexe, à la fois dans l’observation d’une figure attractive / magnétique, et aussi dans le contraste sauvage / sanglant de l’univers. Il arrive même que le montage nous fasse voyager entre le cauchemar de la mort et l’impétuosité du protagoniste. Marco Bellocchio, dernier grand cinéaste italien encore actif, arrive encore à nous surprendre. Grâce à un mélange de dialogues bouleversants, percutants, fatalistes, vindicatifs, le cinéaste crée plusieurs ambiances dans une même scène. Même dans de purs scènes d’échanges entre un juge et Buscetta, LE TRAÎTRE fait le portrait de l’effroi, de l’intime et de la mort. Dans une même scène, il y a toujours les attitudes magnétiques et bestiales des personnages issus de la mafia, il y a le poids de cette mafia qui fait écho dans les regards, il y a la violence dans les joutes verbales, ainsi que la fracture émotionnelle dans la suggestion des deuils intimes.

Dans tout cela, la mise en scène fait la dichotomie entre des corps usés / fatigués mais qui restent tout aussi sauvages / bestiaux. Marco Bellochio filme le risque de l’arrestation / de comparution comme une angoisse face à la mort imminente d’une image, celle où malgré l’enfermement dans des cages lors des scènes de procès, la principale action est dans ces cages et non dans les échanges avec les jurys. L’agitation est souvent en arrière-plan, comme une manière pour Bellocchio de travailler le calme des échanges dialogués pour dynamiter le reste. Cette explosion des attitudes vient de l’intérieur, à chaque fois. LE TRAÎTRE devient alors une fresque magistrale où les personnages de la mafia ne contrôlent plus leur mort, où leur humanité se révèle derrière leurs masques sauvages. L’inventivité de la mise en scène de Marco Bellocchio est donc que cette dichotomie révèle des personnages pathétiques, qu’elle permette au cinéaste de déconstruire une mythologie mafieuse.

Pourtant, le cinéaste le fait sans se livrer dans le film d’action, en coupant court à son film de gangster de la première partie. Ensuite, les deuxième et troisième partie du film sont des joutes verbales, sont un moyen de faire confronter et contredir la parole avec les attitudes. Le tribunal est un véritable champ de bataille, avec ses cages où les figures de la mafia attendent d’être libérées pour se livrer à une joute verbale devant les jurys-juges. Dans leurs cages, ils crient, ils beuglent comme des animaux qui perdent patience et perdent leur sang froid. Ils sont chaud, ils se préparent à entrer dans ce tribunal à l’architecture très curvée, telle une arène. Alors que dans un film d’action le montage serait composé de plans moyens montrent les coups entre les deux adversaires, avec une caméra qui bouge énormément, LE TRAÎTRE a un montage plus sobre. Parfaitement rythmés, chaque espace a son propre tempo en cadres frontaux et fixes, où la durée des plans se conjugue à l’intensité de la parole.

Ce qui est tout autant plus fascinant est le travail qu’a effectué Marco Bellocchio pour ce film. Le cinéaste s’est énormément documenté, a fourni plusieurs années de recherches. Loin d’un classicisme du film de procès qui observe bêtement les faits, Marco Bellocchio se saisit d’un regard documentaire pour étudier les regards et les comportements. Ce point de vue permet au film d’avoir un côté très burlesque, filmant et mettant en scène la folie des personnages dans chaque espace où le silence est rompu. Ce regard documentaire permet au cinéaste de jouer avec la participation du spectateur, créant le désordre et l’ambiguïté dans le microcosme, où le personnage que l’on tend à soutenir (Tommaso Buscetta) est pourtant celui qui rompt la question de la loyauté et des valeurs. Un côté burlesque et bestial de la mise en scène qui déconstruit l’image d’une mythologie, une joute verbale ironique qui nous fait penser à la Commedia dell’arte, un regard documentaire qui crée l’équilibre entre l’intime / le politique et le film de mafia, puis un rythme qui montre que le montage est si important lorsqu’il s’agit de manier le temps.


LE TRAÎTRE (Il Traditore)
Réalisation Marco Bellocchio
Scénario Marco Bellocchio, Valia Santella, Ludovica Rampoldi, Francesco Piccolo
Casting Pierfrancesco Favino, Maria Fernanda Cândido, Fabrizio Ferracane, Luigi Lo Cascio, Fausto Russo Alesi, Nicola Cali, Giovanni Calcagno, Bruno Cariello
Pays Italie, France, Allemagne, Brésil
Durée 2h31
Sortie 30 Octobre 2019

4.5 / 5