Journal de France

Réalisé par Raymond Depardon et Claudine Nougaret. Avec Raymond Depardon. Film documentaire sorti en France le 13 Juin 2012. Durée de 100 minutes.

<< C’est un journal, un voyage dans le temps, il photographie la France, elle retrouve des bouts de films inédits qu’il garde précieusement : ses débuts à la caméra, ses reportages autour du monde, des bribes de leur mémoire, de notre histoire. >>

Ce qui est d’abord surprenant avec Journal de France, c’est que Depardon délaisse son thème de prédilection. Le temps d’un film, il quitte sa vision sociétale et sa part d’humanisme. Dont il a fait preuve dans la grande majorité de ses films précédents. Journal de France se présenterait presque comme un dernier film. Comme la somme de toute une carrière. Aussi bien cinématographique que photographique. Sauf que, au-delà de l’auto-congratulation et au-delà d’une review de sa carrière, Depardon s’interroge sur des questions essentielles de l’art. Ce film devient alors plus ample que ce qu’il nous montre explicitement.

La toute première scène, qui dure environ deux minutes, dit et montre déjà l’essentiel. L’approche est totalement documentaire. Le cinéaste est présent, on le voit, et il parle. Il raconte son geste et son intention. Même que son appareil photographique est présent à ses côtés. La volonté de mettre le dispositif en valeur, d’affirmer ce qui rend possible le travail du photographe. Mais le plus troublant dans cette scène, c’est le découpage effectué. Quatre plans, où le premier plan est un plan séquence, où on présente les lieux. Le temps ne subit aucune ellipse, tout est dans la continuité des plans précédents. La question que l’on peut se poser, c’est de savoir si les plans ont été tournés dans cette continuité. Dans ce cas, on peut s’interroger sur la spontanéité de la prise de vue documentaire. Car, il faut le noter, quand on passe en plan sur les lieux (avec le tabac dans le champ), la caméra joue un regard particulier. Soit en tant que les yeux de Depardon (en voix-off, il décrit ce que l’on voit), soit en tant qu’objectif de l’appareil photographique (le clic de l’appareil).

Le plan suivant n’en est pas moins intriguant. L’image et la musique entraînent le film dans une dimension temporelle particulière. La musique est digne de celles qui célèbrent la fin d’une grande chose. A mi-chemin entre la joie et la mélancolie, entre la beauté et la brutalité du dénouement. Caméra subjective avançant sur une route brumeuse, on est porté vers l’inconnu. Cet inconnu n’est autre que le détail que l’on trouve sur l’instant, pris dans la spontanéité. Mais surtout, cette avancée sur la route nous indique que derrière, en hors-champ, il y un passé. Et cette avancée sur la route ne serait autre que la donnée temporelle avec laquelle joue l’artiste durant toute sa carrière.

Venons-en sur les anciennes vidéos qui font partie du film. Ces archives (qui étaient dans la cave de Depardon), sont utilisées de manière très intéressante. Outre le fait que Depardon voulait déterrer ces archives pour les intégrer dans un film, c’est surtout une histoire qui se crée à travers ce film. Vendu comme un documentaire, il a sa part de fiction. On sent que ces images d’archives ne sont pas fixées dans le montage. Elles peuvent très bien s’agencer à d’autres endroits dans le film, sans pour autant créer un chamboulement. En documentaire, si on déplace un plan, le message capturé en spontané perd de son sens. Ici, ce ne serait pas le cas.

De plus, ce mélange archives avec prises de vues récentes, offre un autre aspect fictionnel. Les images d’archives ne peuvent pas être modifiées, refaites, etc… Depardon devait les prendre telles qu’elles sont. Tandis que lors du tournage depuis 2010, sur les routes de France, Depardon avait tous les choix possibles. Car pour son histoire, Depardon pouvait faire des plans n’importe où en France. Il pouvait se filmer, en train de photographier, n’importe où il le désirait. Si je prends l’exemple de Rêve de ville de Dominique Cabrera, quand l’immeuble tombe, la cinéaste devait être sur les lieux, devant le bâtiment. Quand, dans La chasse au Snark, l’adolescente crie depuis sa fenêtre, François-Xavier Drouet se devait d’être là. Mais durant le tournage de Journal de France, Raymond Depardon a eu le choix du lieu, du temps et du contenu de chacun de ses plans.

Entre toutes les archives que Raymond Depardon a pris, il y a des prises de vues récentes. Des plans de lui-même, agissant comme photographe. Il ne témoigne pas, il ne regarde pas la caméra. Cette caméra le filme en pleine action de photographe. Généralement, en documentaire, ce sont des acteurs occasionnels, non professionnels qui aparaissent dans les films. Mais là, le personnage n’est autre que Depardon lui-même. Il se met en scène lui-même, Quand on rassemble tous ces plans, cela crée de nombreuses et grandes ellipses dans le temps (plus d’un an de tournage). Le film raconte donc l’histoire d’un photographe dans son travail.

Le discours, les paroles de Claudine Nougaret ne font qu’encourager les images qui nous sont offertes. Le résultat est plus vaste que l’explicite du film. Journal de France, drôle de titre pour parler de la carrière de Raymond Depardon depuis ses débuts, alors qu’il est parti plusieurs fois filmer à l’étranger. Mais au-delà de cet élément, il y a une réflexion plus générale, universelle. Quand on nous parle de rester sur place et attendre la bonne lumière, quand on nous parle de la recherche du meilleur cadre, quand on nous montre l’affichage d’une photographie, quand on nous parle de la découverte du cinéma direct, etc… Tout cela se lie dans l’idée que le film raconte l’histoire des artistes qui créent. Que ce soit des réalisateurs, des photographes, des ingénieurs du son, etc… Implicitement, le film est fictionnel. Parce qu’il nous donne à réflechir sur la création et l’imagination d’un artiste, sur l’évolution de ce travail à travers le temps.

Ce qui est particulier dans les méthodes de Depardon, c’est le témoignage de son dispositif. Dans la plupart des documentaires, notamment Van Der Keuken, le cinéaste ne cache pas son dispositif. Mais Depardon décide de le cacher. Même si c’est lui-même qui est filmé, il donne l’impression que le caméra n’existe pas. Sa caméra agit toujours comme un observateur, un témoin des situations. Jamais comme un médiateur. Dans la fiction, il y a ce déni des procédés qui l’ont fabriqué. Journal de France effectue la même opération, que ce soit dans les prises de vues récentes ou les images d’archives.

3.5 / 5