El Reino

Le premier plan et le dernier plan s’opposent. Dans le premier plan, l’horizon s’ouvre grâce à la plage / la mer et cette échelle à plan large, où Antonio de la Torre est tout petit par rapport au cadre et l’espace. Dans le dernier plan, Antonio de la Torre est enfermé dans un cadre serré aux épaules, livré à sa solitude sur un fond noir, confronté à l’instantané et à l’impossibilité d’échapper à ce qui l’attend. Durant tout le film, Rodrigo Sorogoyen va construire ce parcours, où l’horizon s’efface petit à petit, créant une fuite qui ne mènera à rien car la fatalité finit par tout dévorer. Le cinéaste de QUE DIOS NOS PERDONE nous invite donc à une expérience intime et tumultueuse. EL REINO, dans sa fuite, raconte le récit d’un politicien espagnol qui se voit impliqué dans une affaire de corruption. Il s’agit d’une fuite, voire d’une spirale infernale très haletante, car le film épouse intégralement le point de vue du politicien corrompu, à partir du moment où il est accusé. Le film explore alors une course contre le temps, et aussi un mouvement permanent car subissant la menace d’être attrapé. Sauf que le protagoniste politicien ne reconnaît pas la corruption, il préfère le mensonge et le mystère, dans lequel Rodrigo Sorogoyen nous embarque. Alors que nous, spectateur-rice-s, connaissons la vérité, le film nous invite dans ce voyage rempli d’illusions. Et le cinéaste a plus d’un tour dans sa manche, il sait comment faire basculer sa mise en scène et son esthétique, pour garder un rythme et de l’intérêt dans cette spirale.

Dans cette exploration de la quête impossible que s’est lancé le protagoniste (celle d’échapper à la prison et à la vérité), EL REINO passe subtilement du film noir au polar. Dans une première partie, Rodrigo Sorogoyen privilégie la mise en scène de la parole, qui rebondit de tables en tables, de pièces en pièces, de bureaux en bureaux, etc… Une manière de montrer comment l’entretien et la multiplication de la parole permet aux personnages de noyer le sujet, de passer le relais de l’un à l’autre, de faire tomber plusieurs dominos et têtes consécutivement. Dans la seconde partie, les règles du jeu changent, aussi bien pour le protagoniste que dans l’esthétique. Comprenant qu’il est impuissant, le politicien que l’on suit est porté comme ces personnages qui affrontent un groupe plus fort et plus puissant qu’eux. Comme dans un polar, où un criminel est pourchassé par la police, et que le film prend le point de vue du criminel. Sauf que dans EL REINO, ceux qui pourchassent sont aussi corrompus et coupables que le protagoniste qui tente de fuir. Ainsi, Rodrigo Sorogoyen s’amuse infiniment à créer plusieurs ambiances selon les espaces. Un balcon d’immeuble devient un lieu d’isolement pour éviter d’être entendu, une station-service devient un huis-clos horrifique, une soirée entre jeunes devient absurde et violente, un plateau de télévision devient un tribunal, etc… Le cinéaste crée constamment un décalage dans son esthétique : celui où le cadre et la photographie construisent une sensation tendue et accablante, alors que la mise en scène et le montage construisent un malaise où les spectateur-rice-s sont obligé-e-s de suivre la prétendue humanité d’un politicien corrompu.

Le génie de Rodrigo Sorogoyen et de sa co-scénariste Isabel Peña réside dans leur inventivité. Là où ils instaurent la sensation de l’échec, ils trouvent toujours un moyen de générer une nouvelle tension, d’ouvrir de nouveaux espaces afin d’y faire renaître la fuite de leur protagoniste. Alors que le montage travaille sur l’urgence dans une confrontation à distance et malsaine, le cadre montre constamment comment l’environnement spatial s’effondre petit à petit. Des restaurants aux bureaux qui deviennent de plus en plus dangereux et non sécurisants, c’est la course et le changement perpétuel d’espaces qui permet au film de se renouveler. Avec cet effondrement constant des espaces, il y a aussi la perturbation d’un environnement intime. Le protagoniste est obligé de se séparer de tout ce qu’il connaît, et de pénétrer de force dans de nouveaux espaces. C’est une intimité qui se disloque, et un collectif qui se désintègre, tous deux face à un tourbillon de lumières qui trahissent les comportements. Rodrigo Sorogoyen filme donc le mouvement permanent, dans un chaos physique total, où le corps et l’esprit deviennent fou et plein de rage. Alors que Sorogoyen explore la corruption en politique, il nous fait devenir des complices impuissants d’un personnage embarqué dans une spirale suffocante.


EL REINO
Réalisé par Rodrigo Sorogoyen
Scénario de Isabel Peña, Rodrigo Sorogoyen
Avec Antonio de la Torre, Monica Lopez, Josep Maria Pou, Barbara Lennie, Nacho Fresneda, Ana Wagener, Luis Zahera, Francisco Reyes
Espagne, France
2h10
17 Avril 2019

4.5 / 5