Celles qui chantent ; de Sergey Loznitsa, Karim Moussaoui, Julie Deliquet, Jafar Panahi

Voici une commande à l’initiative de la 3e Scène, la scène digitale de l’Opéra National de Paris. Une œuvre qui réunit quatre cinéastes, ayant concocté leur court-métrage respectif chacun de leur côté. Sans jamais se concerter, les quatre sujets sont complètement différents. Mais pourtant, tout se rejoint : un questionnement sur l’opéra, un regard sur la place de la femme, une exploration de la forme que prend le chant. Dans cette convergence très troublante, il y a même un rapport entre passé et présent, entre cinéma et théâtralité, entre espace intime et espace de représentation, entre réalité et fiction. CELLES QUI CHANTENT part de l’expérience de l’opéra lors d’une performance, retournant ensuite vers des « origines » plus discrètes et surtout mystérieuses, puis saisissant un côté intime dramatique dans les coulisses, pour se diriger au final vers la désillusion du rideau qui se ferme.

Le film commence par un court-métrage de Sergey Loztnisa, cinéaste que l’on connaît bien pour ses pamphlets glaçants, faisant rarement dans la subtilité mais plutôt dans la mécanique dénonciatrice grotesque. Avec le segment UNE NUIT À L’OPÉRA, le cinéaste refuse à nouveau l’équilibre narratif et fait de la répétition quelque chose d’insoutenable. Son court-métrage est un mélange de plusieurs archives du passé, où des personnes de pouvoir venaient assister à une représentation à l’Opéra National de Paris. Mais dans le choix des archives, Sergey Loznitsa utilise surtout des images de l’arrivée des VIP. Entre bain de foule, tapis rouge, salutations entre VIP dans les couloirs, montée de marches, applaudissements du public à leur installation, le cinéaste s’amuse à créer une symphonie de l’exubérance. Avec une musique très présente et transformant les images en farces, UNE NUIT À L’OPÉRA est comme le montage d’une parade grotesque, avec une temporalité totalement décousue et un Noir&Blanc s’opposant à l’élégance. Un segment qui questionne avec justesse et amusement la manière dont l’opéra est un spectacle avant même que la représentation ne commence, étant devenu le lieu d’exubérance de la bourgeoisie.

Inconsciemment, le segment suivant de Karim Moussaoui propose un retour à l’essentiel et au concret du chant. Se déroulant en Algérie, le court-métrage LES DIVAS DE TAGUERABT est tel un documentaire enquête. Alors qu’au tout début, le cinéaste s’interroge sur la présence de bâtiment pouvant accueillir des opéras en Algérie (alors que, comme il le dit, le pays ne produit pas vraiment d’opéras chaque année), cela l’amène justement à réfléchir sur la forme de l’opéra en Algérie. Il finit alors par partir en quête d’une « légende » : les divas de Taguerabt, qui sont des femmes qui chanteraient dans des grottes. Ce voyage lui permet de dresser un rapide portrait de la société algérienne, d’en faire une chronique sur la présence de l’art dans la vie sociale algérienne. C’est à ce moment précis que s’invite la fiction dans la quête documentaire : alors que les lieux sont bien réels, la scène de chant dans la grotte est une reconstitution. Le mystère de la forme de l’opéra dans la société algérienne reste donc entier, si bien que dans la reconstitution, le chant prend un aspect très spirituel voire fantastique. Comme quelque chose d’inatteignable et qui reste encré dans l’imaginaire collectif.

Le troisième segment est un court-métrage de Julie Deliquet, qui ne vient pas du cinéma mais du théâtre. Pour son premier film, elle met en miroir une actrice incarnant le rôle principal de La Traviata et une femme qui va à l’hôpital pour une chimiothérapie. Le court-métrage, intitulé sobrement VIOLETTA, explore la présence de la maladie : aussi bien le cancer de la femme à l’hôpital, que la figure fictive de l’opéra qui incarne une malade. Dans ce miroir entre deux femmes et le rapport à la maladie, Julie Deliquet saisit ce cœur qui bat et qui s’enflamme dans les coulisses, dans la chambre d’hôpital avant le moment fatidique. Alors que plusieurs personnes gravitent autour de ces deux femmes, il y a un passage du réel à la fiction : juste avant le moment fatidique, l’état émotionnel des deux femmes change, où les deux (re)jouent une vie. Le problème de ce segment est que le miroir des deux moments tragiques est bien trop théorique. Ce segment tient davantage du concept, très brouillon sur la question de la représentation, plutôt que de l’exploration esthétique. Il est possible de se sentir vite perdu dans ce segment, qui se détache même complètement du reste du film.

Puis le long-métrage se termine avec un court-métrage de Jafar Panahi, qui continue à filmer dans le plus grand secret avec son téléphone à l’intérieur de sa voiture. Il est en compagnie de sa fille Solmaz Panahi, et font une rencontre très particulière. Son segment HIDDEN peut se résumer comme une histoire de rencontres, plus ou moins fructueuses. Le cinéaste apprend, par une amie metteuse en scène, qu’une jeune chanteuse est interdite d’exercer par famille. Ainsi, les trois partent en voiture à la rencontre de cette jeune chanteuse. Comme à chaque film de Jafar Panahi, le cinéma devient un formidable outil d’exploration permettant d’ouvrir des portes, de creuser des mystères par le biais de l’image qui s’immisce. Derrière les images et les paroles, le cinéaste nous plonge une nouvelle fois dans une société patriarcale oppressive. Alors que le segment précédent explorait de manière conceptuelle le rapport tragique à la maladie, Jafar Panahi rentre concrètement dans son exploration et capte la mort de la représentation. Ici, le chant n’a plus de forme, plus de représentation, juste une interprétation dissimulée. La forme artistique devient elle-même la tragédie, de l’absurdité vers la dissimulation en passant par le mystère. CELLES QUI CHANTENT est aussi bouleversant qu’amusant, aussi beau que tragique.


CELLES QUI CHANTENT ;
De Sergey Loznitsa, Karim Moussaoui, Julie Deliquet, Jafar Panahi ;
France ;
1h15 ;
distribué par Les Films Pelléas ;
8 Juillet 2020