À cœur battant, de Keren Ben Rafael

Deuxième long-métrage pour la cinéaste Keren Ben Rafael, après le mélancolique et fiévreux VIERGES en 2018. Cette fois, tout est différent dans le dispositif. Il est à nouveau question d’isolement, physique et émotionnel, mais avec une nouvelle approche. Julie et Yuval s’aiment, sont mariés, ont un enfant ensemble. Mais Julie vit à Paris avec leur fils, tandis que Yuval est bloqué en Israël pour une histoire de visa qui prend du temps. Pour explorer leur relation à distance, la cinéaste choisit tout logiquement de s’appuyer sur la technologie moderne : toutes les images du film sont issues de visio-conférences, l’écran de cinéma se confondant avec l’écran d’ordinateur. Sans la technologie, sans cette application d’appels vidéos, la relation entre Julie et Yuval n’existerait pas, et donc le film n’existerait pas. À COEUR BATTANT repose donc toute sa dramaturgie sur les appels entre les personnages, sur ces moments où ils se voient dans le cadre d’un écran d’ordinateur. Comme si la relation entre Julie et Yuval, mais surtout leur vie commune et leur vie de famille, sont au point mort.

Le cadre fixe permet de figer cette relation, pour saisir les joies et les peines devant un écran qui matérialise l’impuissance d’agir. À tel point que la distance qui se crée, par ce cadre figé, annule tout mouvement possible. L’écran d’ordinateur est tellement difficile à manier, que c’est aussi la relation du couple qui se retrouve figée, prise dans cette frontière invisible du cadre technologique. Une distance qui limite tous les agissements des personnages, réduisant les corps à privilégier la parole. Des corps qui sont tout aussi limités par le champ de l’écran d’ordinateur, par le cadre, malgré leur place dans un espace vaste (appartements, bar, parc, etc). De cette manière, ce qui apparaît dans le cham du cadre (et dans le champ de l’écran d’ordinateur) est le fruit du réel pur, alors que tout le reste est de l’ordre de l’imaginaire. En confondant les deux cadres ordinateur et cinéma, Keren Ben Rafael explore la technologie comme un outil de création d’imaginaire. Que ce soit dans le cadre virtuel de la visio-conférence, ou dans le cadre cinématographique, il y a une perception concrète et un hors-champ mystérieux : il faut accepter ce que l’on voit sans pouvoir y agir, et participer dans le hors-champ en tant qu’observateur derrière un écran.

À COEUR BATTANT questionne constamment sur ce qui se déroule en dehors des appels vidéos entre Julie et Yuval, poussant le regard du spectateur à se joindre à l’imaginaire de l’une et l’autre. Toutefois, le dispositif se refuse trop souvent d’aller au-delà du visible. L’invisible ne reste qu’une évocation dans des échanges dialoguées, dans la parole de chaque personnage. Sans avoir besoin d’être formalisé physiquement, sinon le film perdrait de son intérêt, l’invisible ne reste que de l’ordre de l’idée. Le long-métrage crée des pistes mais ne s’y aventure jamais, le hors-champ n’étant perturbateur que dans les mots et jamais dans une variation de l’image. Le cadre n’est au final qu’un outil qui joue sur le champ / contre-champ, un substitut de l’écran d’ordinateur agrandit pour l’écran de cinéma, en figeant par incidence les espaces dans lesquels se trouvent les personnages. Tout aussi dommage alors que le cadre se présente comme un avantage et un inconvénient pour les personnages. Keren Ben Rafael réussit tout de même à utiliser le cadre comme l’incarnation d’une présence alternée, puis comme l’outil amenant à une surveillance encombrante.

Mais sans une variation de l’image qui donnerait une couleur plus dramatique aux espaces (comme la magnifique première scène, qui arrive à transformer les espaces grâce au dispositif), l’ambiance créée par la photographie est assez anecdotique. Fort de naturalisme et de détails scénographiques, les images reflètent une intention qui se rapproche de la chronique mélodramatique qui ne cherche pas à aller plus loin. Le dispositif est fort intéressant, mais bien trop figé et prisonnier de ce naturalisme ambiant dans lequel vivent les personnages. Bien que les personnages trouvent le réconfort dans cette présence alternée, le mélodrame et l’accablement sont assez prévisibles. En ne cherchant pas à varier l’impact de son dispositif dans les espaces où se trouvent les personnages, le hors-champ reste aussi dans la distance, toujours déconnecté. Pourtant, c’est ironiquement dans cet isolement et dans l’emprisonnement à l’intérieur du cadre que les personnages trouvent le réconfort de la réunion.

La présence alternée, par le biais de la visio-conférence, devient à la fois une apparition mais également un écho de la disparition. Ce cadre est en même temps l’alternative à une impossibilité et le rappel de celle-ci. Sans jamais opter pour des split-screens, et uniquement pour le champ / contre-champ, Keren Ben Rafael crée des fulgurances d’apparitions et des fulgurances de disparitions. Une façon d’explorer que les deux champs de perception ne peuvent pas coexister dans le même cadre, qu’une présence implique forcément une absence. C’est aussi le geste de suspension qui y est caractérisé. Parce qu’avec un montage alterné, la cinéaste suspend la vie de ses personnages dans le cadre, pour créer ces moments de réunions. Une suspension qui permet de concevoir l’image pour interpeller notre regard de spectateur. Sans vraiment aller bien plus loin. Faute de variation dans le dispositif face aux espaces et à l’invisible, l’image n’a pour seul but d’interpeller. À COEUR BATTANT nous pousse à réagir, mais nous pousse que trop rarement à ressentir des pulsions tragiques au sein de ce chaos qui se dessine. Comme si le dispositif s’enferme lui-même dans un cadre prédéfini, dans un sur-cadre figé qui poursuit une ligne directrice bien étroite.


À COEUR BATTANT ; Dirigé par Keren Ben Rafael ; Scénario de Elise Benroubi et Keren Ben Rafael ; Avec Judith Chemla, Arieh Worthalter, Noémie Lvovsky, Joy Rieger, Gil Weiss, Bastien Bouillon, Vassili Schneider ; France / Israël ; 1h30 ; Distribué par Condor Distribution ; 30 Septembre 2020