City Hall, de Frederick Wiseman

En 2019, nous avons pu découvrir l’exploration de Frederick Wiseman dans un village de l’Amérique profonde, avec MONROVIA, INDIANA. Observant le quotidien d’un village dans l’Amérique de Donald Trump, le cinéaste y détourne le mythe américain pour y voir quelque chose de plus étrange qu’il n’y paraît. Dans un univers très fermé qu’est ce village de l’Amérique profonde, Wiseman n’est jamais frontal dans son discours et son approche. Un an plus tard, le cinéaste revient dans les salles obscures avec un documentaire à propos de sa ville natale : Boston. On y trouve, tout au long du film, une forme d’affection pure pour la ville. Tel un enchantement où Wiseman ne peut pas rester dans le suggestif, tant il embrasse totalement la frontalité. Même dans ses fameuses transitions contemplatives (où il capte des morceaux du paysage sans la moindre parole) il le fait avec contre-plongées, avec un sens inouïe du graphisme de l’architecture, avec plaisir de la multitude des couleurs, avec une vitalité combinée par l’air et l’eau. Frederick Wiseman a toujours été un cinéaste très sensible à ce qu’il observe, sans porter le moindre jugement, laissant son montage créer la narration. Mais rarement le cinéaste n’a été aussi explicite et envahit par un élan de nécessité de filmer. En s’intéressant aux actions de la mairie et du Maire de Boston, très portées sur le social, CITY HALL est le contrepoint parfait / la réponse parfaite à MONROVIA, INDIANA.

Malgré cela, le documentaire n’est pas pour autant joyeux. Au début du film, Frederick Wiseman saisit l’enthousiasme populaire des citoyens après la victoire de l’équipe de baseball locale (les Red Sox). Le Maire parle même de l’organisation d’une parade dans les rues de la ville. Mais le cinéaste se refuse de la mettre au montage. Si bien qu’il montre le départ de la parade pendant quelques secondes, avant de couper. La fête ne peut pas commencer, car il y a encore beaucoup à faire politiquement et socialement pour Boston. Non dénué d’humour et d’ironie, comme dans chaque film du cinéaste, CITY HALL capture la transparence que met en place le Maire de la ville dans ses actions et ses idées. Sans jamais évoquer ou chercher à se donner une image, le Maire parle directement avec ses concitoyen-ne-s, au sein même de réunions ou rassemblements. Ce qui permet à Frederick Wiseman d’entrer très facilement à l’intérieur de réunions et de conférences. Le cinéaste adore les réunions, parce qu’il est un cinéaste de la parole. Il capte la parole, la laisse s’exprimer dans sa plus grande liberté, la place dans un contexte grâce à un montage alterné, et lui donne toute son importance par ses longues focales et plans resserrés.

À tel point que le documentaire fait preuve d’une certaine horizontalité dans la parole, tant le cinéaste multiplie les points de vue et l’intégration des concitoyen-ne-s dans le montage. S’il y a bien quelque chose à retenir de la parole chez Wiseman, c’est la manière dont aucune parole n’est privilégiée, mais la manière dont chaque parole répond à une autre peu importe qui en est à l’origine. Le cadre s’attarde sur toutes les paroles, de la même façon, avec des plans-séquences qui peuvent donner le vertige selon le contenu. Cette horizontalité montre à quel point la présence d’un gouvernement est nécessaire et vitale à la vie collective. Mais jamais dans une prise de décision dans la distance, parce qu’en mêlant toutes les paroles, en leur laissant du temps, la présence de ce « gouvernement » ressemble davantage à une coordination du vivre ensemble. CITY HALL est un film qui se tourne vers l’avenir, qui cherche chaque petit mouvement qui permet d’enclencher une amélioration de la vie collective. Ainsi, Frederick Wiseman met autant en lumière les paysages extérieurs de Boston, que l’administration et la diversité de services proposés par la mairie. Le fonctionnement de l’administration sous le mandat de Martin J. Walsh est du pain béni pour le style de Wiseman : avec un esprit participatif et collaboratif avec les citoyen-ne-s, comme le cinéaste a toujours à cœur de mettre à égalité toute parole.

Frederick Wiseman a l’habitude de créer des échos entre ses images, de faire résonner ses scènes les unes avec les autres (l’avantage de créer la narration au montage). Avant et après chaque transition contemplative pour permettre au film et aux spectateur-rice-s de souffler, le cinéaste fait de la parole un outil de réflexion. Ainsi, chaque nouvelle séquence est comme une variation d’une précédente, mais avec de nouvelles personnes et de nouvelles idées. Lorsque le Maire parle d’étendre les capacités des services de la ville, Wiseman le concrétise esthétiquement. Comme si chaque mouvement enclenché au sein de la mairie trouvait une réponse dans chaque coin de la ville et des quartiers populaires. Le montage de CITY HALL montre explicitement une expansion de la réflexion sur l’amélioration de la vie collective. Le cadre ne capte plus uniquement les réactions des concitoyen-ne-s face à des idées ou des décisions, comme c’est le cas dans MONROVIA, INDIANA, mais il capte une participation active des concitoyen-ne-s et des associations à la réflexion générale. La mairie de Boston devient alors la table à laquelle s’assoient l’administration, les services, les associations, les concitoyen-ne-s : le tout coordonné par le Maire. La réflexion n’est plus inaccessible, elle est à portée de main et de parole dans un écho entre les images.

Une expansion qui se caractérise également géographiquement, puisque Frederick Wiseman a pris soin dans son montage de créer un chemin très précis pour la réflexion générale. Elle commence avec des appels de concitoyen-ne-s à un centre d’appel de la mairie. Ensuite, le film se concentre uniquement sur la création de toutes les pistes de réflexions au sein de la mairie, sans la quitter. Le cadre s’y enferme pour dessiner le portrait de la coordination de ces réflexions. Le cinéaste montre donc d’où part la parole, les idées et les processus. Petit à petit, dans un rythme très délicat et très progressif, le film parcourt la ville en quête d’apport de paroles aux réflexions diverses. Pour enfin terminer dans les quartiers les plus pauvres, tel Dorchester qui est souvent évoqué et finalement formalisé à l’écran. Cette expansion géographique donne forcément lieu à une expansion filmique. Celle où Frederick Wiseman, en captant les échos géographiques de la réflexion qui va de quartier en quartier, élargit son cadre et englobe de plus en plus chaque hors-champ. D’abord, la parole dans le champ du cadre évoque des réflexions et des espaces. Puis, le cadre sort de la mairie et s’ouvre progressivement, embrassant de nouvelles paroles. En intégrant ces nouvelles paroles dans le nouveau champ du cadre, Frederick Wiseman formalise et donne une sensation organique à la nécessité des réflexions. Tout ce qui est évoqué au sein des réflexions prend son sens dans les échos, dans une forme physique caractérisée par la présence des concitoyen-ne-s.

La parole devient une image, qui devient elle-même des personnes. C’est ce qui crée une forme d’ubiquité physique. Il faut voir comment le Maire investit avec aisance et intérêt chaque espace de la ville, pour mener à bien des discussions, des réflexions et des projets. Même si le Maire n’est pas de chaque plan et même pas de chaque séquence, le rapport à la mairie et à son administration démocrate est présent à chaque fois, que ce soit par l’évocation simple ou dans l’ambiance qui règne. La réflexion prend une allure physique, au-delà même de l’expansion organique de la parole. L’ubiquité du Maire devient l’ubiquité de la réflexion. Tout comme l’ubiquité de la réflexion devient l’ubiquité de Frederick Wiseman. La parole est incarnée, la réflexion est incarnée : à la fois par le Maire et par le cadre du cinéaste. Dans cette présence simultanée à plusieurs endroits en même temps, il y a la recherche de rassembler. CITY HALL devient alors le film où Frederick Wiseman fait dialoguer les communautés avec le vivre ensemble, mais devient surtout le film où le cinéaste essaie le plus de saisir une éventuelle fusion. Où comment un éventail de communautés et de quartiers peut devenir un seul et même ensemble.

Il y a dans cette ubiquité quelque chose de l’enfant fasciné. Déjà lorsqu’il filme des transitions contemplatives et graphiques du paysage, ou lorsqu’il filme des travaux publics, le tri des ordures, le travail des services municipaux avec leurs grands engins. Ou même lorsqu’il filme à nouveau le soin apporté à des animaux, une récurrence dans son cinéma. Mais surtout lorsqu’il filme avec une certaine délectation les mouvements du Maire et des services de la mairie. Comme s’il faisait appel à l’enfant qu’il était, amoureux de sa ville natale, pour conter une fable humaine entre l’émerveillement (des services, l’âme d’une communauté, la confiance en la police, etc) et l’évolution des consciences. Un enfant qui déambule et se balade au fil des quartiers, au gré de multiples rencontres au sein de la diversité culturelle, se construisant (lui et le film) grâce à ces portraits qui se succèdent et rythment le montage. Un regard émerveillé par les possibilités de cette ville sous un mandat démocrate. Un regard qui s’ouvre au monde adulte avec les sujets contemporains dans la politique américaine (le mariage homosexuel, le cannabis, la santé, les armes, la police, les discriminations, la violence, l’éducation, etc…).

Parce qu’en contrepoint évident de MONROVIA, INDIANA, le nouveau film de Frederick Wiseman n’évite pas les tragédies et mentionne les traumatismes éternels d’une nation. Telle que la guerre, pour ne citer que cet exemple et sans tout dévoiler : l’une des séquences les plus bouleversantes réside dans le témoignage et la célébration de vétérans de la guerre du Vietnam. Dans son expansion géographique, dans son expansion filmique et dans son ubiquité, le cadre fait état des fantômes du passé et des traumatismes qui vont avec. Cela afin de mieux reconstruire une société et un vivre ensemble, de se pencher pour réfléchir à un avenir plus joyeux. C’est donc avec toute logique que ce regard qui s’ouvre donne lieu à un nouveau panorama. Celui qui nous étend le paysage d’un paradis perdu, à double facette : d’abord une démocratie à rétablir, puis une inégalité sociale qui sépare de plus en plus les communautés. Explorer les paradis perdus a toujours été au cœur du travail de Frederick Wiseman, comme il a pu le magnifier dans PUBLIC HOUSING, dans IN JACKSON HEIGHTS, et dans tant d’autres films. Le cinéaste a toujours cherché l’idéal en explorant ces paradis perdus. Dans CITY HALL, l’idéal est une vie institutionnelle et politique qui s’empare de la démocratie pour améliorer et soutenir la vie des gens. L’idéal de Wiseman ici est une démocratie où gouverner est une construction collective et collaborative. Même si la durée du documentaire peut impressionner par ses 4h35, celui-ci n’est finalement qu’un condensé d’une vie démocratique qui se construit dans le temps. Jusqu’à pousser Wiseman à filmer durant plusieurs saisons, dont l’hiver très marqué dans les rues et les paysages de Boston.

Toutefois, Frederick Wiseman n’a pas choisi Martin J. Walsh au hasard, car il croit au changement qui s’opère à Boston, vers une vie démocratique digne de ce nom. La recherche de l’idéal dans le paradis perdu passe par une transformation de la ville, par l’expansion de la parole et des réflexions, par l’expansion et l’ubiquité du mouvement entre les quartiers. Le mouvement du Maire finit par englober toute la ville. Ce n’est donc plus les concitoyen-ne-s qui doivent se rendre à la mairie (ou à faire le premier pas) pour faire partie intégrante du changement. C’est le Maire, avec son administration et les services de la ville, qui vont à la rencontre des concitoyen-ne-s. Comme Martin J. Walsh le dit si bien à la fin du film : il s’agit d’ouvrir les portes du City Hall. Et c’est exactement ce qu’entreprend Frederick Wiseman avec son montage : il ouvre les portes de la mairie pour que les réflexions, la parole, le changement, la détermination, se mettent à semer des graines dans chaque espace de la ville. Ouvrir les portes du City Hall, c’est contaminer chaque concitoyen-ne à prendre part à la réflexion et à la vie collective. Avec ceci, le vivre ensemble peut commencer. Puis, viendra l’heure du bilan, lors duquel la fête peut enfin commencer.


CITY HALL ; Dirigé par Frederick Wiseman ; États-Unis ; 4h35 ; Distribué par Meteore Films ; 21 Octobre 2020