Adults in the room

Costa-Gavras filme la politique européenne comme un thriller cauchemardesque et une tragédie grecque. Un film au récit complexe se distinguant par sa mise en scène rigoureuse, où chaque intérieur est une scène de conflits. Le cinéaste met en scène un réquisitoire frontal plein d'amertume.

Un problème se pose dès le début du film : Costa-Gavras nous sort beaucoup de vocabulaire et de chiffres liés à la politique (qu’elle soit grecque ou plus largement européenne), sans poser les bases. ADULTS IN THE ROOM n’a donc pas de postulat, et débute avec des acquis supposés. Ce qui signifie qu’il est plus aisé pour ceux qui sont initiés au sujet d’entrer dans le film, ou du moins d’y être à l’aise plus tôt. Le nouveau film de Costa-Gavras est une totale critique envers l’Union Européenne (non pas envers son existence, mais son fonctionnement et ses lignes de route actuelles), et les premières scènes du film nous y plongent directement, avec l’élection d’Alexis Tsipras comme premier ministre de la Grèce. On se souvient de MARGIN CALL (J.C. Chandor, 2011) qui avant de parler de la finance, est un grand geste de cinéma, avec ce qu’il y a de plus beau dans la dramaturgie théâtrale. Costa-Gavras fait de même avec ADULTS IN THE ROOM, construisant des images autour des faits, pour y sculpter des visages et des attitudes tragiques.

Au-delà d’une narration et d’un rythme assez programmatiques, que l’on peut difficilement reprocher car il y a une chronologie à respecter logiquement, il y a tout une mise en scène qui donne de l’ampleur au factuel. Que ce soit dans les scènes au sein du gouvernement grec, dans les scènes de discussions & négociations au sein de l’Union Européenne, ou toute autre scène, Costa-Gavras a un réel sens de l’opposition entre des personnages. Alors qu’être plusieurs autour d’une table est censé être un moment convivial et amical, le cinéaste en fait un lieu de conflits. La grande majorité des scènes de ADULTS IN THE ROOM sont tournées en intérieurs, dans de nombreux huis-clos, où les personnalités politiques sont totalement isolées du peuple. Tout se passe autour de tables, où même les repas sont des situations extrêmements tendues (une scène de restaurant très marquante, où des regards fixes et silencieux provoquent une grande angoisse chez les protagonistes). Les tables, qu’elles soient rapprochées ou disposées en U, qu’elles soient dans un appartement ou une immense pièce d’un immeuble institutionnel, sont le terrain des batailles et des joutes verbales.

Pourtant, ADULTS IN THE ROOM n’est pas un film de guerre, comme peut l’être indirectement PENTAGON PAPERS de Steven Spielberg. Le film de Costa-Gavras est davantage un thriller psychologique qui convoque le cauchemardesque. Quand ce n’est pas le moment d’être autour d’une table, c’est qu’il n’est pas (ou plus) le temps de discuter : il s’agit de moments de ruptures, ou de moments angoissants. Une scène tentative de démission et une scène de danse se rapprochent énormément par leur ton et leur enjeu, mais surtout par leur mise en scène. Dès que les personnages ne sont pas autour de tables, les corps sont pris dans une impasse, sont saisis par la contrainte. Il y a notamment une superbe scène de danse, convoquant l’esthétique du cinéma d’horreur (une pièce à l’arrière-plan complètement noir, des apparitions en haut d’escaliers en contre-plongée) et une mise en scène burlesque. En parallèle de tout cela, les tables permettent à Costa-Gavras d’adopter une mise en scène de confrontations : des corps et une parole qui s’immiscent partout, jusqu’à se heurter contre des murs. Soit en circulant au milieu de tables, soit avec un montage très découpé, Costa-Gavras parvient à montrer comment la détermination de Yanis Varoufakis se confronte à l’inflexibilité (surtout des corps et des regards) de ses interlocuteur-rice-s européen-ne-s.

Costa-Gavras transforme la complexité de la politique européenne en un suspense presque théâtral, allant d’espace en espace, d’intérieurs en intérieurs, de tables en tables, de fauteuils en fauteuils, pour montrer comment la parole de Yanis Varoufakis essaie se répandre le plus largement possible. Filmant parfois une sorte d’errance européenne (entre Londres, Paris, Riga, Berlin, Bruxelles, etc…), Costa-Gavras filme l’obsession de la politique à s’isoler, afin de capter une forme de complaisance et de foi absolue dans la technocratie. Avec cette mise en scène autour de nombreuses tables, dans de nombreux intérieurs, ADULTS IN THE ROOM arrive à mettre en scène le jeu perpétuel de la politique moderne : parler d’un peuple sans le montrer, filmer le manque d’écoute avec l’émergence hors-champ de la révolte. Et si le film se compose principalement d’intérieurs, c’est parce que la mise en scène (comme avec la scène de restaurant, ou la scène de danse) s’exprime frontalement face à l’Union Européenne. Un film qui explore et attaque l’imaginaire interne d’une institution qui s’isole.


ADULTS IN THE ROOM
Réalisation Costa-Gavras
Scénario Costa-Gavras, Stéphane Osmont, d’après l’oeuvre de Yanis Varoufakis
Casting Christos Loulis, Alexandros Bourdoumis, Ulrich Tukur, Daan Schuurmans, Josiane Pinson, Cornelius Obonya, Valeria Golino, Vincent Nemeth, Dimitris Tarloou
Pays France, Grèce
Distribution Wild Bunch
Durée 2h04
Sortie 6 Novembre 2019