[Interview ] A Cannes, Blue Efficience traque les pirates du cinéma

Au Marché du Film de Cannes, de nombreux professionnels sont présents, et c’est souvent l’occasion d’observer la diversité des métiers du cinéma. Et d’en découvrir : rencontre avec Thierry Chevillard, fondateur et directeur général, et Roukia Abdou, responsable communication de la société Blue Efficience dont la mission est d’accompagner l’industrie du cinéma dans sa lutte contre le piratage.

Blue Efficience, c’est quoi ?

Thierry Chevillard : J’ai créé la société fin 2008, pour travailler dans le secteur audiovisuel uniquement, et plus spécifiquement dans le cinéma. Notre mission est la protection des oeuvres contre leur piratage sur Internet. On agit en aval du mal : on peut préparer certaines actions, mais nous agirons dès lors que le film apparaitra en ligne. On « nettoie ». Notre action se base sur deux piliers : le premier concerne les technologies innovantes, avec un vrai département Recherche & Développement. On trouve des solutions techniques pour brasser au mieux et le plus vite possible, en continu, toutes les mises à disposition illégales des films que nous protégeons. Le deuxième pilier, c’est la loi. On base l’ensemble de nos actions dans le respect des règles, du juridique. BlueEfficience c’est développé rapidement dans le cinéma indépendant, auprès des distributeurs, puis vers 2013 de plus grosses structures tels UGC ont commencés à faire appel à nous. Nous sommes ensuite allé vers les chaînes de télévision, comme TF1, ce qui nous ouvre un spectre assez large. On souhaite continuer auprès des vendeurs internationaux, et développer de nouveaux partenariats avec des festivals ou rencontres professionnelles du cinéma : les Arcs, le SDI, les Césars…

Pourquoi une présence en festivals ?

Roukia Abdou : On se déplace lors d’évènements pour rencontrer les acteurs du milieu : distributeurs, producteurs. Mais nous avons aussi un rôle de sensibilisation, à travers des ateliers sur place, comme aux Arcs. Nous apportons aussi un soutien technique, comme à Saint-Jean-de-Luz où nous remettons un prix au meilleur film qui sera ainsi protégé pendant un an. C’est une prestation offerte.

Quelles prestations proposez-vous concrètement ?

T. C. : C’est un service intégral. L’ayant-droit qui commande une protection va nous confier son oeuvre, et par là j’entends un mandat pour une durée déterminée le plus souvent. Pour les distributeurs, cela peut s’étaler sur 3 à 4 mois : leur période importante. Idem pour la vidéo. Pour les chaînes de télévisions, nous les couvrons lors des diffusions. Parfois, pour certains distributeurs & producteurs, nous sommes amenés à les suivre sur le long terme avec des contrats couvrant la post-production, distribution et diffusion, avec des durées indéterminées. C’est le cas avec UGC.

Comment lutter contre le piratage à l’heure de la mondialisation ?

T. C. : C’est une vraie problématique. Les ayant-droits gèrent leurs ventes mondiales, selon leurs accords commerciaux. Ils sont aujourd’hui bien sensibilités sur le fait que leurs oeuvres risquent d’apparaître sur Internet. Un client peut nous mettre en veille si des diffusions débutent à l’étranger avant la France, pour que nous fassions du nettoyage et ainsi protéger la diffusion nationale. Ensuite il peut arriver que certains territoires diffusent en amont trop tôt. Notre action peut se déclencher en 24 heures, donc même en cas d’urgence nous sommes réactifs. Sur l’aspect géographique, le piratage est international par essence : notre action l’est aussi. Penser le contraire est une idée fausse, car bien souvent les hébergeurs de fichier (pour le téléchargement direct, le streaming) les plus difficiles à gérer sont en France. Le critère géographie ne freine pas nos missions.

Quelles plateformes sont les plus complexes à interpeller ?

T. C. : Nous déclinons 3 niveaux d’actions. Le premier est la « partie immergée » de l’iceberg, les sites UGC (User Generated Content : Youtube, Dailymotion…) sur lesquels il est très simple de faire du nettoyage en utilisant des systèmes d’empreintes. Nous les utilisons pour faire du filtrage en amont, et des vérifications en aval : 10% des vidéos sont passées au travers de notre première vérification, pour des problèmes d’empreinte ou que les pirates les ont modifiées pour passer outre nos algorithmes. Au niveau 2, nous traitons des catalyseurs, des moteurs de recherche généralistes : les lieux de transit qui amènent vers les sites de téléchargement. C’est extrêmement vital, car un Google Search est utilisé par 40% des pirates. Le traiter va réduire le visionnage illégal. Et finalement le niveau 3, où notre action va aller directement lutter contre les sites de téléchargement, streaming, torrent… Nous intervenons au coeur de la problématique en identifiant tous les liens illégaux, en les fournissant aux hébergeurs pour les faire retirer, mais aussi faire pression sur les sites de référencement (notamment pour le torrent) pour faire retirer les pages. L’impact doit y être fort, notamment sur les plus connus.

Quel travail avec les pouvoirs publics et les spectateurs ?

T. C. : Nous sommes régulièrement consultés par les pouvoirs publics. En 2016 par exemple, il y a eu la constitution d’une task force du CNC pour créer un fichier d’empreintes français pour l’ensemble des oeuvres du territoire. Nous avions été auditionnés pour cela, comme au Parlement Européen en novembre à propos d’une nouvelle directive et fournir un avis critique. Ensuite, c’est surtout sur la pédagogie globale qu’il faut travailler : il manque quelque chose au niveau de l’école. Très clairement, l’Education Nationale doit aller expliquer, illustrer la chaîne de valeurs du cinéma. Les gens n’ont pas le regard sur l’aspect industriel, les emplois derrière chaque oeuvre. Tout le monde semble d’accord sur ce point. Les nouvelles générations banalisent tellement le piratage qu’elles ont l’impression que c’est normal parce que c’est disponible.

Est-ce que l’arrivée de nouveaux opérateurs légaux (SVOD…) freinent le piratage ?

T. C. : Non, à moins d’imaginer que la chronologie des médias soit bouleversé en France et propose par exemple des sorties simultanées sur tous supports (day-and-date). Nous restons sur un système où les oeuvres respectent ces fenêtres de sortie et d’attente qui créent l’envie de se procurer illégalement les films. La salle reste protégée par cette chronologie, alors que la vidéo a été laminée. Il faut faire extrêmement attention à l’idée de rapprocher les fenêtres vidéos & salle, c’est dangereux. Le dernier rempart reste la salle. La distribution en VOD a le même impact pour le piratage que le DVD : le piratage a lieu  quasiment dès la mise à disposition des films. Il faut accompagner les évolutions, le développement de la SVOD et des nouvelles plateformes, tout en restant rigoureux et exigeant sur ce point.

Petite et grande production, même combat ?

T. C. : C’est une question récurrente pour nos clients. Dans les faits, les oeuvres petites ou grandes sont piratées proportionnellement à leur vie légale (entrées, achats…). Après c’est une question de moyen, car il reste difficile pour nous de proposer des tarifs différents selon l’ampleur du piratage. Nous n’avons pas à juger du succès d’une oeuvre. Néanmoins, c’est une question sur laquelle nous travaillons, notamment avec les Films du Losange. Nous l’accompagnons sur le risque du distributeur, c’est-à-dire conditionner notre facturation selon le succès en salle, non pas proportionnellement mais par paliers. Selon le succès en salle, nous proposons différents tarifs.

R. A. : Notre équipe de recherche et développement a développé 2 applications pour Chrome, destinées à révéler les liens pirates sur Google Search, puis les retirer en un simple clic (gratuitement). Nous essayons encore une fois de nous adapter au secteur, notamment pour les clients qui ne peuvent souscrire à une protection mais soucieux de protéger leurs oeuvres. C’est pourquoi nous leur proposons ce type d’outil.

T. C. : Ce sont des outils DIY, permettant de ramener la protection à un simple clic. Ceci accompagne également les protections de catalogue, plus difficile à protéger pour nous car plus onéreuse pour nos clients. Et ainsi le producteur, mais aussi le réalisateur, l’auteur et toute l’équipe peut se « défouler » en chassant des liens, de façon ludique et sur une courte période de temps.