Hommage à David Lean, 25 ans déjà

Faut-il encore présenter David Lean ? Vous pouvez retrouver ici un article que j’avais déjà écrit il y a quelques mois, sur les films qu’il a réalisé avant d’avoir des gros budgets. Des films purement britanniques, donc. Spécialement concocté à l’occasion des 25 ans de sa disparition, cet article est davantage un hommage à son style, ses thèmes, ses collaborations et son importance. Parce que des cinéastes comme Martin Scorsese ou Steven Spielberg, voire même Francis Ford Coppola, sont de grands admirateurs de David Lean. Cela signifie déjà l’impact qu’a le réalisateur britannique sur les générations qui l’ont suivi. Mais il n’était pas un cinéaste comme les autres. Déjà, il n’a pas commencé comme metteur en scène, il est s’imposé petit à petit. Comme le dirait les meilleurs spécialistes, c’est grâce au montage qu’un artiste débute dans sa perception de l’art. C’est par là que David Lean grimpe les échelons : il entre dans le monde du Cinéma à Gaumont comme clapman. C’est par la suite qu’il devient assistant réalisateur et enfin monteur. Il est le monteur pour Carol Reed, pour Paul Czinner (principalement), pour Anthony Asquith et pour Michael Powell (mon autre cinéaste britannique favori).

En tant que metteur en scène / réalisateur, il n’a pas l’intention de se classer dans les productions populaires. Bien qu’il se fait un nom important parmi ses confrères en tant que monteur. David Lean est ce que certains nommerait un « intello », il va très souvent au cinéma, adore lire, … Il se rapproche de la personnalité de Laurence Olivier, bercé et admirateur de la grande culture britannique, mais en moins excentrique. David Lean, c’est l’un des cinéastes britanniques le plus porté sur le romanesque (que ce soit la littérature ou le théâtre) et sur l’Histoire (qui est vite devenu une mode avec la Seconde Guerre Mondiale). Ses quatre premières réalisations sont quatre adaptations de pièces de théâtre. Ses deux suivantes sont des adaptations de romans. Je peux continuer longtemps ainsi, disons plus simplement que chaque film de David Lean est une adaptation. Voilà une raison pourquoi il est l’un des réalisateurs britanniques des plus importants : il est la preuve que le mariage entre littérature, théâtre et cinéma est un rayonnement en Grande-Bretagne.

THIS HAPPY BREED, 1944

THIS HAPPY BREED, 1944

Pour commencer sa carrière, David Lean collabore avec Noël Coward qui est un dramaturge très reconnu. Ensemble, ils adaptent quatre des pièces de ce-dernier pour le Cinéma : IN WHICH WE SERVE (film de guerre où Coward est scénariste, producteur, acteur et même compositeur), THIS HAPPY BREED (film où Coward est uniquement producteur), BLITHE SPIRIT (Coward est scénariste, acteur et producteur) puis le célèbre BRIEF ENCOUNTER (Coward est seulement producteur). Ces quatre films ont emmené David Lean à la gloire et parmi les cinéastes qui proposent de nouvelles choses. Surtout avec BRIEF ENCOUNTER, où les techniques du Cinéma permettent d’avoir une perception plus phénoménale et virtuose du récit. Cependant, comme l’a écrit Françis Rousselet : « THIS HAPPY BREED est conçu comme une vaste fresque qui parcourt vingt années de l’histoire britannique (…), le tout vu à travers les vicissitudes intimes d’une famille londonienne de la petite classe moyenne, les Gibbons. S’y trouvent donc étrangement associés une thématique de type « historical heritage » et une approche qui se veut quasi documentaire dans la description de la lower middle class des faubourgs de Londres. » (ref 1). Même s’il s’agit d’une œuvre ambivalente, elle gêne depuis sa sortie. Le public et les critiques ont toujours préférés la pièce de Noël Coward, moins conformiste et stéréostypé. Pourtant, ce qui fait son fort, c’est son souci de réalisme – qui suivra David Lean dans toute sa carrière. Ce qui intéresse essentiellement le cinéaste, c’est de pouvoir créer un miroir de la société britannique à instant donné. C’est cette ligne directrice qui se remarque dans la filmographie de David Lean, d’où les adaptations.

Ainsi, David Lean a toujours un regard omniprésent et rigoureux sur tout ce qui est décors, costumes, maquillages et couleurs. Christophe Leclerc l’a dit mieux que moi : « Chez David Lean, la forme est capitale. Elle donne du sens au récit. Son goût effrené de la stylisation va bien au-delà de l’imagerie de cartes postales dont les critiques l’ont volontiers taxé. En fait, Lean filme comme s’il peignait. Il use de sa caméra comme d’un pinceau, ornant ses grandes fresques avec lyrisme et enthousiasme de paysages tout à la fois grandioses et irréels. » (ref 2). Il a donc pu compter sur le grand Ronald Neame, scénariste et producteur sur quelques uns de ses films, mais parfois directeur de la photographie (sur IN WHICH WE SERVE, sur THIS HAPPY BREED et sur BLITHE SPIRIT). David Lean a toujours le sens de l’esthétique, et ses choix entre les couleur et le Noir&Blanc sont réfléchis dès la genèse d’un projet. Alors qu’il s’agit de son deuxième long-métrage en tant que réalisateur, David Lean veut absolument utiliser le Technicolor pour THIS HAPPY BREED. Il sert complètement les personnages qui agissent aveuglement et qui sont dans l’excès à chaque instant. Les couleurs du Technicolor ont ce pouvoir, chez David Lean, de servir une certaine fantaisie complétée par – en alternance – de l’ironie ou de la cruauté. Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai raconté dans l’article du mois de Novembre. Dans tous les cas, je peux ajouter que David Lean n’a pas l’intention – dans aucun de ses films – de dire quelque chose / de laisser un propos, c’est un Cinéma qui montre (l’essentiel, surement pour cela que j’admire ses films).

BRIEF ENCOUNTER, 1945

BRIEF ENCOUNTER, 1945

Ce n’est pas parce que David Lean arrive dans des grosses productions, que son esthétique et son style change. Au contraire, il voit ici un moyen de les amplifier. Le motif du périple, de la trajectoire dans une géographie donnée, reste une préoccupation importante et constante pour le réalisateur britannique. THIS HAPPY BREED avait déjà cela, dans les départs des enfants de la famille dans les ellipses. La place de cette idée augmente ensuite : dans BLITHE SPIRIT, c’est par la question de la mort ; dans BRIEF ENCOUNTER, le train en est l’image idéale pour le couple discret. Même en adaptant Charles Dickens, la question du périle, du voyage est présente : Pip et ses grandes espérances l’emmène d’une ferme à un manoir délabré, pour ensuite arriver à Londres. Oliver Twist reste dans la même ville, mais la parcourt en large et en travers, tout le temps. THE PASSIONATE FRIENDS voyagent, explicitement. MADELEINE est l’exception à la règle (on verra ensuite pourquoi, et aussi qu’il s’agit du moins bon film du cinéaste). SUMMERTIME est à la fois la conclusion des préoccupations de David Lean des petits budgets (il en parle comme son film d’amour ultime) mais aussi une transition vers ses futurs gros budgets.

Dans tous les films de David Lean, il y a une réelle dynamique qui consiste à ce que ses personnages soient constamment en mouvement, jamais fixes. Une sorte de rêve d’ailleurs, que l’on retrouve dans plusieurs de ses films. Outre l’amour qu’il porte pour tous ses personnages (David Lean a toujours dit qu’il ne croit pas à une dimension malveillante chez l’être humain). Mais en peignant la société britannique à un instant donné, il veut peindre leurs désillusions. Ca sera l’occasion / la source principale des mouvements, des voyages et donc des trajectoires. Le temps qui passe si vite dans BRIEF ENCOUNTER, la vie rêvée dans THIS HAPPY BREED, des vacances tournées en amertume dans SUMMERTIME, l’échec inavoué dans THE BRIDGE ON THE RIVER KWAI, le travestissement qui passionne LAWRENCE OF ARABIA ou les nombreux départs du DOCTOR ZHIVAGO. Et j’en passe. Les bouleversements chez David Lean, ce sont surtout les espaces qui sont des faux-semblants, perturbant ainsi les désirs et les rêves de ses personnages. BLITHE SPIRIT fait légèrement exception à cette idée.

Après SUMMERTIME, David Lean rencontre Sam Spiegel : c’est le moment pour lui de réaliser des films à gros budgets. Avec Spiegel et la Columbia, il réalisera THE BRIDGE ON THE RIVER KWAI et LAWRENCE OF ARABIA. Pour le premier, André Bazin en parle comme un film d’aventures et de guerre en même temps (ref 3). Le cinéaste britannique filme déjà les éléments naturels (et précisément les grands espaces – jungle et désert) avec une certaine délectation. Dans chaque film épique de David Lean, c’est une nouvelle version de la perception des espaces. A partir de THE BRIDGE ON THE RIVER KWAI, ce n’est plus un travail d’évolution, de progression sur une idée. Il a déjà résolu cette question des espaces dans ses plus petites productions. Depuis 1957, il veut chercher de nouvelles façons de traduire sa perception des paysages. Après LAWRENCE OF ARABIA, il réalisera trois longs-métrages pour la MGM (et donc plus sous la houlette du producteur Sam Spiegel) : DOCTOR ZHIVAGO, RYAN’S DAUGTHER (qui est un échec commercial) puis A PASSAGE TO INDIA.

SUMMERTIME, 1955

SUMMERTIME, 1955

Rien qu’en parlant de DOCTOR ZHIVAGO, Michel Delahaye trouve les mots justes pour parler des films de David Lean : « Une grande fresque, comme on dit, avec ce que ça implique de désuet, et avec ce que ça n’impliquait pas forcément de couleurs délavées – ô ravages des coloris intellectuels ! » (ref 4). C’est ce que plusieurs critiques pensent des films de David Lean, à l’époque : quand il s’agit principalement de montrer, et non de prouver, l’esthétique peut devenir criarde et niaise. Une définition de la beauté qui a bien évolué, plus abstraite désormais. Qu’importe, la force du cinéaste britannique est de savoir souligner le caractère dramatique d’une situation, par la taille de l’individu dans un espace et par la dramatisation esthétique de celui-ci (un sujet sur lequel je me bats pour l’imposer davantage face à la politique du récit / du fond). A partir de telles images, d’une telle esthétisation des territoires, David Lean repose le spectateur sur sa faculté à étirer et/ou dilater le temps pour rythmer une séquence. Christophe Leclerc remarque admirablement que « la lune est volontiers associée à la romance ou à la passion amoureuse : c’est durant une nuit éclairée par la lune que s’aiment les protagonistes de Brève Rencontre ou du Docteur Jivago. » (ref 5). D’où le retour de la grande question du montage chez David Lean, dont l’expérience passée profite totalement à ses propres réalisations. Où il considère le montage comme une poésie des images, une tension dramatique du récit, une syntaxe à part entière.

David Lean use régulièrement de la « figure du retour », revenir dans le temps et dans les espaces. Une marque importante dans le style du cinéaste. Il faut voir comment les retrouvailles entre Jivago et Lara évoquent un motif très « leanin », déjà bien développé dans LAWRENCE OF ARABIA : celui de la rencontre, de la convergence du mouvement entre les personnages. Cette idée du retour se retrouve aussi dans ses collaborations : David Lean a ses acteurs et actrices favoris. Il y a Alec Guinness (6 films), John Mills (5 films), Ann Todd (3 films – et avec qui il reste marié durant 8 ans) puis Celia Johnson (3 films). Mais la collaboration la plus importante, c’est l’amitié entretenue avec le compositeur Maurice Jarre (qui reste mon préféré à ce jour). Ils travaillent ensemble sur les musiques de LAWRENCE OF ARABIA, de DOCTOR ZHIVAGO, de RYAN’S DAUGHTER et de A PASSAGE TO INDIA.

La conclusion de cet article spécial est consacrée à une partie frustrante de la carrière de David Lean : ses deux projets non aboutis. Il y a d’abord CAPTAIN BLIGH AND MR CHRISTIAN, adapté du conte de Richard Hough. Cela aurait dû être un long-métrage en deux parties, mais les soucis de financements avec la Warner Bros l’ont emporté. David Lean a alors remodelé le projet en une série télévisée de sept épisodes, juste avant que celui-ci soit repris par le producteur italien Dino Di Laurentiis. Mais le projet a été réécrit plusieurs, ce qui a forcé le réalisateur britannique à quitter le projet.
Ensuite, quelques années avant son décès en 1991, David Lean voulait adapter le roman NOSTROMO de Joseph Conrad. Le casting était très alléchant : Georges Corraface, Marlon Brando, Alec Guinness, Paul Scofield, Anthony Quinn, Peter O’Toole, Christopher Lambert, Isabella Rossellinni, Dennis Quaid. Même que Steven Spielberg devait produire le film avec la Warner Bros. Mais après plusieurs réécritures du scénario et des désaccords artistiques, David Lean a quitté le projet.
(ref 6).

DOCTOR ZHIVAGO, 1965

DOCTOR ZHIVAGO, 1965

REFERENCES
1 : Françis Rousselet, Et le cinéma britannique entra en guerre…, 2010, chapitre 6 « L’engagement des réalisateurs de renom : un front commun de la profession », page 107
2 : Christophe Leclerc, Lawrence d’Arabie – Ecrire l’Histoire au Cinéma, 2001
3 : André Bazin, Les Cahiers du Cinéma, N°80 Février 1958, page 51
4 : Michel Delahaye, Les Cahiers du Cinéma, N°184 Février 1966, page 73
5 : Christophe Leclerc, Lawrence d’Arabie – Ecrire l’Histoire au Cinéma, 2001
6 : un livre dont j’ai oublié de noter la référence pour ce paragraphe