Julieta, la réussite inattendue d'Almodovar

Cannes 2016 / Compétition Officielle

Écrit et Réalisé par Pedro Almodovar.
Avec Emma Suarez, Adriana Ugarte, Rossy de Palma, Inma Cuesta, Dario Grandinetti, Daniel Grao, Michelle Jenner, Pilar Castro.
Espagne.
100 minutes
Sortie le 18 Mai 2016

Julieta s’apprête à quitter Madrid définitivement lorsqu’une rencontre fortuite avec Bea, l’amie d’enfance de sa fille Antía la pousse à changer ses projets. Bea lui apprend qu’elle a croisé Antía une semaine plus tôt. Julieta se met alors à nourrir l’espoir de retrouvailles avec sa fille qu’elle n’a pas vu depuis des années. Elle décide de lui écrire tout ce qu’elle a gardé secret depuis toujours. Julieta parle du destin, de la culpabilité, de la lutte d’une mère pour survivre à l’incertitude, et de ce mystère insondable qui nous pousse à abandonner les êtres que nous aimons en les effaçant de notre vie comme s’ils n’avaient jamais existé.

Dans la plupart des films aujourd’hui, les derniers plans / dernières scènes résument l’idée esthétique qui s’est déroulée avant. Dans ce nouveau Almodovar, c’est le premier plan qui résume tout. Cette étoffe rouge vif ondulée, qui occupe tout l’écran – tout le cadre, avec les notes dramatiques et envoûtante d’Alberto Iglesias. Puis, le cadre se détache, un peu, pour montrer qu’il s’agit de la robe que porte la protagoniste Julieta. Ce rouge devient sombre, car la mélancolie s’est emparée du visage de l’actrice. Un mélodrame genre thriller s’annonce, sans rien dire, pour revenir au meilleur du cinéma de Almodovar.

Nous ne sommes pas dans la puissance d’un TOUT SUR MA MERE ou le bouleversant ETREINTES BRISÉES, mais il y a bien quelque chose de fort dans ce long-métrage. C’est ce rouge qui vient survoler tout le film : un rouge synonyme de passion, d’amour, de sang et donc de tragédie. C’est à la fois l’expression du visage de Emma Suarez et le décor qui expriment ces éléments, car tout le reste du film est dans une grande retenue. On devrait plutôt parler de pudeur, parce que la protagoniste ne se dévoile pas trop dans sa jeunesse, et finit dans la distance. Mais pudeur surtout par rapport à un chagrin style romanesque. Les situations se déroulent comme dans un filigrane, à la fois riche mais sans étouffer son récit. Des personnages complexes, alors, mais qui créent la transparence dans une lente projection du désir.

La lenteur n’est aucunement gage de bêtise, parce que la question du temps est toujours au cœur du récit. Souvent, les ellipses ne servent qu’à combler un manque d’inspiration entre des morceaux intimes d’une vie submergée (MUSTANG de Deniz Gamze Erguven). Ici, Pedro Almodovar utilise les ellipses pour parler générationnel, le temps qui traverse tous les âges (d’où le choix de deux époques et deux actrices pour la protagoniste Julieta). Ainsi, le portrait mère-fille – qui reste le portrait de féminité le plus beau – est intemporel en s’emparant de la violence et de l’amour comme une montagne russe qui n’a pas de terminus.

Mais surtout, il n’y a pas de repère spatial, puisque l’absence de la fille de Julieta explore l’opposition. Une sorte de surréalisme, un voyage imaginaire dans ce qu’aurait pu (ou dû) être cette vie de Julieta si sa fille serait revenue de sa retraite. Mais cette distance est la source de la passion (refaire sa vie avec cette « perte »), de l’amour (la relation mère-fille qui perdent un être cher), du sang (la souffrance de l’absence, malgré l’espoir). Le surréalisme provient de la place du spectateur, car jusqu’au bout, l’absence de la fille justifie la présence du décor.

C’est fou ce que la scénographie dit beaucoup plus que le scénario Noir sur Blanc. Entre thriller et érotisme, le rouge réussit à créer le paradoxe entre la séduction et la fragilité, l’élégance et la sensibilité, l’intelligence et le rayonnement. La majorité des plans sont comme des tableaux où le corps de Julieta est attaché à un ou plusieurs objets du décor, renvoyant eux-mêmes directement à une sensation présente, à un souvenir (émouvant ou pénible) et au surréalisme d’un espoir imaginaire. Le décor, qui rappelle tout le temps la fonction du rouge guidant toute la palette colorimétrique du long-métrage, est constamment un retour / un cycle renvoyant à des huis-clos (matériels ou passionnels).

Une palette de l’amour qui se convertit souvent en passion guidée par le sang. Une tragédie de fantômes, par le surréalisme de l’absence et de la perte, qui fait aimer l’inaccessible et l’inconnu. Une tragédie de l’abandon, par les décors et le vide autour de Julieta dans les plans. Puis une tragédie des non-dits, par deux érotismes sous-entendus et qui guident toute la virtuosité du regard de la caméra, et du classicisme du montage (montrant une vraie tendresse, qui ne veut pas briser l’ensorcellement de la tragédie). Trois mythes naissent dans ce film : la perte, l’abandon et le rouge d’une femme flamboyante écorchée émotionnellement.

4 / 5