Eva ne dort pas

Écrit et Réalisé par Pablo Aguero.
Avec Gael Garcia Bernal, Denis Lavant, Daniel Fanego, Imanol Arias.
Argentine. 85 minutes. Sortie le 4 Mai 2016.
Festival du Film d’Amiens 2015 : Compétition longs-métrages

Après « SALAMANDRA » en 2008 et « 77 DORONSHIP » en 2009, l’argentin Pablo Aguero est de retour avec deux longs-métrages. Le premier est un documentaire intitulé « MADRES DE LOS DIOSES » auquel je concernerai un autre article. Ici, je parlerai de « EVA NO DUERME » qui est une fiction. Il s’agit d’une histoire assez étrange et unique : à la mort de Eva Peron (célèbre femme politique argentine), les choses ont beaucoup changé et son corps a mis vingt-cinq ans à être enterré. Sauf que le film n’est pas une biographie, il s’agit de dresser un portrait du pays à travers les yeux d’un cadavre. Le corps d’Eva Peron décédée représente ici l’âme et l’histoire de toute une nation, qui se laisse transporter au fil des lieux et du temps.

A travers le temps et l’espace
Que ce soit dans « EVA NO DUERME » ou « MADRES DE LOS DIOSES », une idée revient : celle de l’influence de la figure féminine. Dans les deux longs-métrages, il y a un (ou plusieurs) personnage(s) féminin(s) qui portent le sort du récit. Ici, c’est par Eva Peron que le film va progresser. Bien que le personnage débute l’intrigue en étant déjà décédé, son influence est intemporelle. A travers les époques explorées et les ellipses, le cadavre de la politicienne sera l’objet de discordes : à la fois idéologiques (le texte) et physiques (la lutte entre les corps). Peut importe l’année où se déroule les chapitres énoncés, le comportement des personnages est assujetti à Eva Peron morte.

Il s’agirait même d’un voyage à travers les espaces, en même temps que la temporalité. En effet, le cadavre de Eva Peron est transporté entre plusieurs lieux dans le plus grand secret. C’est cette discrétion qui provoquera toutes les réactions dans l’espace. Parce que le corps est devenu objet de convoitise (Eva Peron est un symbole, une icône dont tout le monde s’arrache l’image), que les personnages vont désormais se comporter différemment. Il y a la crainte, l’angoisse, la domination, le mensonge, etc. A chaque séquence indépendante, les rapports entre les personnages changent vis-à-vis de leur désirs respectifs.

Il est même possible de parler d’héritage, là où les actions de certains personnages sont dictées par des idéologies : celles de la révolution, par exemple. Avec cet héritage sous forme d’influence, les rapports de force sont plusieurs fois bouleversés. A partir de là, le montage jouera constamment sur la suggestion : le corps de Eva Peron devient de plus en plus innaccessible, mais les idées sont toujours aussi proches. Et peut importe la distance qui sépare le cadavre des personnages, le temps n’a pas effacé l’influence de la politicienne. Cette absence n’a pas pour autant créé une différenciation entre le bien et le mal : il n’y a pas de bons ou de mauvais personnages. Le film ne propose qu’une exploration de l’influence d’un symbole à travers le temps et l’espace.

L’Histoire hors-champ
A travers sa temporalité, Pablo Aguero crée une sorte de chapitrage qui ne fournit pas de sommaire. Les séquences arrivent soudainement, presque sorties de nulle part. En jouant avec de telles ellipses, la temporalité se retrouve à scruter toute une époque et non un seul événement. Parce qu’il s’agit d’un événement qui en provoque d’autres, et ce sont ceux-ci qui sont traités dans le film. Avec trois temps, le long-métrage établit un portrait d’un pays durant plusieurs années. Ce ne sont plus les impacts sur une société, mais bien les coulisses d’un pays qui a du revoir son fonctionnement.

Pour cela, Pablo Aguero a tout compris du genre historique. Chaque séquence/chapitre de son film développe des sensations et des attitudes personnelles de personnages, pour qualifier un hors-champ historique. Le principe est simple : chaque personnage ne se représente pas seul, il représente toute une communauté qui n’est pas dans le cadre, une nation dont le système et la vie ont été bousculé. Ainsi, en montrant seulement quelques personnages, le long-métrage part du personnel pour parler de l’impersonnel. C’est en cela que le film réussit son exploration historique. Il y a cette idée que les séquences, individuellement, ne sont que des morceaux de quelque chose de bien plus grand.

La force du film provient notamment dans la manière de cadrer ses personnages et leurs attitudes changeables. Le cadre fixe permet au film de se poser sur l’exposition d’une situation (donc d’une séquence) et de permettre aux personnages de débuter leur plaidoyer. Ensuite, la caméra va se mouvoir (plus ou moins lentement) et selon les séquences, il y aura plusieurs plans courts. Cela permet de dynamiser les actions, au moment où la tension va s’échauffer entre les personnages. C’est, en quelque sorte, les personnages mêmes qui vont initier le mouvement de la caméra : un cadre qui est au service des comédiens, c’est un film dont la mise en scène est pleine d’imaginaire dans le hors-champ.

Imaginaire et voyage esthétique
Cet imaginaire se situe surtout dans l’esthétique du long-métrage : le cadre permet de jouer de la technique, de jouer avec la lumière et les couleurs. Dans le tout premier plan, le téléobjectif permet de créer un effet de mirage dans la rue où marche Gael Garcia Bernal. L’imaginaire est renforcé par les pas de danse effectués par l’acteur. Tel un tableau expressionniste où les traits sont incertains, ce premier plan aura des échos dans la suite du film. Toute la technique employée sur l’esthétique du film propose un pont entre le réel et le fantasme. Il devient de plus en plus compliqué de séparer le vrai du faux (voir le plan où la caméra est retournée pour filmer le reflet des comédiens sur l’eau et non leur silhouette dans l’espace).

A part un seul plan au bord de mer et les images d’archives (surtout utilisées pour expliquer un contexte et éviter les cartons), les images du long-métrage se déroulent souvent dans le noir. L’esthétique est vraiment sombre dans chaque séquence, impliquant un voyage quasi cauchemardesque dans l’espace et le temps. Ce mauvais rêve, cet imaginaire sombre, c’est le mystère qui entoure le cadavre de Eva Peron. Parce que le corps est détenu quelque part en secret et innaccessible, que les situations développées sont des instants qui peuvent rapidement tourner au vinaigre. L’appréhension qui s’empare des comportements de chaque personnage est le reflet d’un hors-champ totalement bouleversé.

Malgré la noirceur constante dans les images du film, la lumière et les couleurs jouent beaucoup sur l’état sensoriel et émotionnel des personnages. Chaque séquence se déroulant dans un huis-clos, il a fallu varier l’ambiance et son dynamisme esthétique. Alors que tout se déroule de nuit, le long-métrage n’oublie pas de constituer une poésie permanente. Le soleil en contre-jour, la poussière qui s’envole ou qui tombe, l’eau qui coule, le marron clair des planches de bois, les trous entre les planches d’un sol, etc sont autant de détails qui permettent d’avoir une connexion avec le hors-champ. Parce que le huis-clos n’est pas une prison, mais plutôt un isolement dans un mystère total. L’imaginaire n’est pas créé par le cadre, mais les personnages y sont déjà plongés : leur sort est déjà scellé par les espaces et le temps.

4 / 5
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