Cemetery of Splendour

Écrit et Réalisé par Apichatpong Weerasethakul. Avec Jenjira Pongpas, Banlop Lomnoi, Ally Heng G, Jarinpattra Rueangram, Petcharat Chaiburi, Sakda Kaewbuadee, Sujittraporn Wongsrikeaw, Bhattaratorn Senkraigul. Thailande. 120 minutes. Sortie française le 2 Septembre 2015.

Dans le cinéma de Apichatpong Weerasethakul, il y a deux récurrences : filmer la nature, et mettre en scène Jenjira Pongpas. Ce qui rend le cinéma de Weerasethakul particulier et fascinant, c’est qu’on peut le rapprocher du portugais Miguel Gomes. A la recherche du réel pour le capter, il s’agit de rendre une dignité à la communauté en rêvant ce réel. Grâce aux techniques du cinéma, les deux cinéastes proposent une échappée envoûtante qui passe par l’esthétique. Tels des sorciers, qui mélangent la trivialité et les mythes, pour partir vers un onirisme qui alterne le naturalisme et le fantastique. Dans le cinéma de Weerasethakul, il est forcément question de vie et de mort, de poésie et de malaise.

UNE SÉANCE D’HYPNOSE ESTHÉTIQUE
Il n’y a plus que les émotions qui répondent chez le spectateur, mais aussi les sensations physiques. On ne peut pas ressortir de la salle comme on y est entré. Les films de Weerasethakul sont des œuvres hypnotiques qui secouent le spectateur en entier. Par ses très nombreux plans fixes, Apichatpong crée une contemplation qui ne cherche jamais d’observation. Il s’agit de se laisser transporter et manipuler dans les images. Grâce à son découpage minimal, et à son montage livrant plusieurs plans séquences, le long-métrage offre une hypnose en priorité esthétique. Le texte, épuré au maximum, n’est présent que pour servir un semblant de récit. Le texte est une sorte d’excuse pour éviter l’excès de contemplation. Tel un voyage spirituel au sein d’une nature ordinaire : parce que la douceur du montage et la sensualité de la photographie provoquent un onirisme.

NATURALISME VS FANTASTIQUE
Le rêve est un élément central dans les œuvres de Weerasethakul. ONCLE BOONMEE débutait ainsi. Et CEMETERY OF SPLENDOUR continue sur la lancée. Une ancienne école devenue un hôpital, pour abriter des soldats blessés et endormis. Même dans cette unique pièce, le réalisateur incorpore une opposition entre le naturalisme et le fantastique. Cette idée où les soldats en plein sommeil entre en connexion avec d’anciens rois qui cherchent à poursuivre une guerre. A travers les rêves, l’inconscience, la guérison et la romance : c’est tout ce qui entoure les personnages qui va se révéler.

L’onirisme se positionne comme un transfert vers une réalité fantasmée, celle où la beauté éclate et quelques moments de dérisions apparaissent. Weerasethakul a, grâce à l’hypnose de son montage, une tendance à mêler le mystère à l’érotisme. Une fois l’exposition passée, jusqu’à quelques minutes avant la fin, le film a la fonction de piéger / berner son spectateur. Parce que le film n’explique jamais quelle direction il veut prendre, constamment en train de brouiller les pistes. Les images hypnotiques défilent dans le montage, les situations s’enchaînent et seules les relations entre personnages sont des indices. Entre deux, quelques instants d’humour arrivent à percer. Comme un massage qui se transforme en érection, un homme qui défèque dans la jungle, des princesses qui s’incarnent en chair et en os, … Le film contient de multiples passages dérisoires, pour mieux contenir le mystère et forcer le passage entre la vie et la mort.

COSMICITÉ DE LA VIE ET DE LA MORT
Quand le long-métrage suggère les anciens Rois qui dorment dans les abîmes du site (celui où se situe l’hôpital), il crée une nouvelle dimension. Il y a le passé, avec la vie des soldats et celle des Rois. Puis, il y a la présent, le sommeil et les soins apportés par les femmes. Entre deux, il y a cette connexion entre le passé et le présent. C’est aussi une opposition concrète entre la vie et la mort, qui se modèle par un entre-deux qui se justifierait par l’hypnose esthétique. A l’image des néons qui s’allument dans la salle où les soldats dorment (pour les éclairer pendant la nuit), la salle d’hôpital est le noyau du film (bien au-delà d’être le centre du récit). C’est par là que tout démarre, comme une projection directe d’une fluorescence.

Parce que Weerasethakul est évidemment un plasticien. L’hypnose esthétique, le rapport entre le naturalisme et le fantastique, la fluorescence et les couleurs de la jungle, n’en sont que des preuves flagrantes. Sauf que le cinéaste ne fait pas du plastique pour faire beau. L’environnement des personnages se modifie en une certaine cosmicité. Toute la manipulation (du spectateur) se joint aux fantasmes (des soldats) : telle une philosophie de l’abstrait qui plane au-dessus des espaces. Peut importe où les personnages se rendent, il s’agit de projeter / refléter les rêves les plus fous des spectateurs par rapport au cinéma. Weerasethakul embellit notre réalité personnelle, et englobe la communauté dans cette dualité entre la vie et la mort. Nous ne sommes plus vivants et actifs, ni même morts, nous sommes entrés dans une autre dimension. Le film de Apichatpong endorme ses spectateurs pour les transporter ailleurs.

LA TRIVIALITÉ ET LES MYTHES
Pour cela, le cinéaste thaïlandais va chercher ce qui touche les âmes des spectateurs. Entre la trivialité et les mythes, il y a assez de matières pour les incorporer dans un fantasme. Parce que l’hypnose, les rêves : c’est un être humain (le réel) qui côtoie le fantastique (le surnaturel). Ainsi, Weerasethakul va chercher à développer des contes dans le réalisme. Chaque nouvel espace du film devient un nouveau conte. Avec une spiritualité évidente, le long-métrage enchaîne les contes pour mieux enchanter ses personnages (et le spectateur, également) et leur rendre une dignité. Politique dans la suggestion, en lisant bien entre les lignes, mais surtout une œuvre qui déclare un amour pour l’humain. Auparavant, il était question de d’inconscience, de guérison et de romance. L’inconscience efface les soucis personnels, la guérison redonne de la vivacité et de l’énergie, et l’amour redonne la foi. C’est ici que la trivialité rencontre les mythes, quand des situations naturelles se marient à une mystification des sensations et des émotions.

LE POUVOIR DE LA POÉSIE
Quand la trivialité et les mythes se croisent, quand la vie et la mort se rencontrent dans le présent et le passé, quand le naturalisme s’oppose au fantastique, c’est que l’hypnose cherche à apaiser l’intérieur (aussi bien des personnages que des spectateurs, ne pas oublier l’effet de projection). C’est pour cela que le film agit comme une chorégraphie permanente. A l’instar de cette scène au bord d’un lac, les attitudes naturelles se mêlent à quelque chose d’improbable, de cosmique. Mais surtout, avec tous ces plans et ce montage épuré, Weerasethakul approche son œuvre comme une poésie pure. La délicatesse des personnages, leur bonté et des fois leur dérision, se combinent dans le mystère incessant. Telle une méditation infinie et sereine, qui fait communier le réel avec l’onirique. Peut importe le texte, grâce à sa forme et à sa plasticité, le film illumine le pouvoir de la fiction dans le réel.

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